Route, décembre 2014

 

 

L’AUBE À VOIR

 

Le givre scintille dans la demi-pénombre de l’aube. Sitôt ôtée la protection du pare-brise, celui-ci se trouble et on n’y voit rien. Le froid fait mal aux mains. Cette sensation des mains engourdies aussitôt ramène quelques années en arrière, quand, pendant les « mois noirs » en Bretagne, je tentais d’écrire assis sur un rocher, tellement transi que je peinais à seulement tenir le stylo (la Bretagne me manque). Écrire par temps froid, en extérieur, « sur le motif », c’est peut-être mettre la parole à l’épreuve du réel, ou confronter ces formes qui naissent si facilement de la langue à celles déjà là, déjà données, mais si difficiles à lire, du monde extérieur ?

Puis le givre fond et tout redevient limpide. La haie des saules têtards fait une flambée sombre au milieu du pré pâle. Une fois de plus un chasseur, gilet orange fluorescent, s’est installé là. Je suppose que le plan de chasse est ainsi défini, que les autres vont rabattre vers lui le gibier. Mais cet homme en orange est peut-être peintre à ses heures, quand il ne va pas à la chasse (un de mes compagnons d’orchestre d’accordéon est chasseur, lui aussi). Il a estimé que la place d’un homme orange était au pied de ces saules remarquables qui maintiendront tout l’hiver dans le paysage la permanence de leurs couleurs chaudes.

Le temps cependant s’éclaircit. On est sorti du brouillard. Tout le ciel est moucheté de petites vagues roses. C’est une vraie aube, poignante, attendrissante, presque exaltante à cause de ce grand vol de corneilles qui traversent je suppose en criant (vitres fermées on n’entend que le bruit de la soufflerie). Voici l’usine de Cascades, illuminée, fumante, grandiose. Je la trouve belle ce matin, et ses cheminées fumantes m’évoquent une fois encore un navire en partance (cette fois, le rêve se fait plus précis : c’était la nuit dans ce bateau en route pour les Shetlands ; il faisait froid, tout sentait le vomi et la mer ; on se sentait perdus…). 

J’arrive cette fois à Arvillard par la D 209 (j’ai fait le grand détour). Cela permet d’avoir pendant un moment une vue dégagée sur Belledonne. Le ciel de ce matin est si beau que je ne pouvais pas rater ça : les Grands Moulins enneigés sur fond rose et bleu pâle. On dirait (on n’a pas tellement le temps de bien regarder car déjà la route redescend vers un horizon terne) les calligraphies très fines tracées à l’encre rose par un enfant méticuleux (certainement pas le même que celui qui a barbouillé de marron sa gouache). On constate en tout cas, assez banalement, qu’on a plus que jamais besoin de lumière, de couleurs, qu’on s’en trouve rassuré, réveillé, comme sorti de la torpeur qui menaçait de nous rendre muet. On a à nouveau à voir, à dire, à vivre. (Naturellement tout cela est naïf, mais ces notes ne prétendent à rien d’autre que d’accueillir en passant ces banalités du moment, de la route, de l’humeur…)

Traversant le grand champ vert kaki trois militaires en tenue de camouflage, fusil-mitrailleur en bandoulière, énorme sac sur le dos, avancent pesamment. L’aube ainsi est superbe, et le pays quadrillé d’hommes en armes…

 

Mercredi 10 décembre 2014

 

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