CONDUIRE DE NUIT PAR TEMPS DE BROUILLARD
Quelqu’un dit : on s’enfonce dans l’hiver, il n’y a plus de lumière et je suis fatigué. On s’enfonce, c’est vrai (et même passé l’hiver on continuera à s’enfoncer). On est dans le creux du crépuscule comme une épave au fond d’une fosse marine. Eaux troubles. Confusion. Hébétude. Brouillard. Dérive… On a beau frotter on n’y voit pas davantage. Les faisceaux des phares éclairent sans percer. Les lueurs sales des réverbères ou des fenêtres balisent quand même la route, mais si mal…
Quand on navigue à ce point dans le flou et l’opaque il ne sert pas à grand-chose de forcer la puissance des phares. C’est même pire car si on s’obstine à mettre les pleins feux on se heurte à une sorte de mur fantomatique, comme un nuage que le contraste avec la nuit environnante rend presque éblouissant. Ce qu’il faut, c’est regarder au plus près et de biais les lignes blanches, les lignes noires, les bas-côtés, tous les détails qui permettent de s’y retrouver.
Les phares antibrouillard éclairent au ras du sol. Je ne vois pas grand-chose. Tout se délite en lambeaux d’images aussi fragmentées que ce paysage troué. Je pourrais certes encore hausser le ton, jouer les démiurges, dire que je suis le Silence, l’Espace, la Nuit confuse, le Jour promis et le reste. Si je le faisais avec emphase ou conviction j’arriverais peut-être à faire illusion ou envie. Je n’en serais pas plus avancé. Mieux vaut parler à voix basse (même si cela aussi peut finir par devenir une posture), au plus près de ce que je vois, de ce que je sens, de ce que je crois vrai.
Cette petite lueur jaune tremblotant un peu en hauteur fait flotter au-dessus de la combe un rêve de paquebot et un désir de mer.
Un renard roux pris dans les phares me regarde, aveuglé, avant de disparaître.
L’usine illuminée est un monde inquiétant, une sorte de monstre insomniaque exhalant au-dessus du bourg son souffle gris.
Est-ce qu’on dort ?
Les réverbères colorent en jaune et font briller la chaussée. On avance dans ce jour épuisé qui donne l’impression qu’on est encore pris dans un cauchemar, et qu’on n’avance pas.
La route des gorges inquiète à cause du verglas, de l’obscurité, des voitures qui roulent trop vite, des bouquets déposés en souvenir des morts. Les essuie-glaces grincent. On ne devrait jamais rouler ainsi seul dans la nuit d’hiver. Où sont les autres? Qu’est-ce qu’on fait là ? Qu’est-ce que je fais là, emporté dans le flux de ce convoi de lueurs rouges ou jaunes qui perce son tunnel de termite aveuglé ?
Puis tout de même cela se dégage du côté des crêtes couvertes d’arbres pelés. Dessin noir sur fond gris. On avance. On s’enfonce.
5 décembre 2014