Voyage à Éléor…

 

…pour « revenir au monde » ?

 

 

La salle est grise comme la cale d’un paquebot, froide et sombre comme une fosse marine. Je la traverse à grands pas pour m’accrocher aux grilles devant la scène, là où j’oublierai au mieux, je l’espère, que ce n’est qu’un concert, « tout juste un peu de bruit pour combler le silence » (comme le chantait naguère Brigitte Fontaine), là où je me fondrai peut-être plus facilement dans les sons, les lumières et les mots… 

Mais dieu que cette salle, si flamboyante quand on la voit de l’extérieur, semble froide, comme déjà délabrée alors que tout est neuf, comme inachevée à cause du béton brut. Entrer dans le ventre de cette « belle électrique » dédiée aux « musiques amplifiées » me donne l’impression de passer sans transition de mai à décembre, ou de partir en croisière pour le Groënland (ce qui, en l’occurrence, est particulièrement bienvenu).

Me voici donc dans la fosse, que surmontent des balcons aux rambardes rouges où des gens se font signe et bavassent en silence. Rock sombre en sourdine, rumeur maussade, fumigènes au parfum doucereux, l’atmosphère sur ce « quai des brumes » où mille passagers patientent me paraît irréelle et me fait douter de la nécessité du voyage…

Je n’aime pas ces salles de rock, que j’ai d’ailleurs peu fréquentées : je leur préfère les cabarets, les petits théâtres à l’italienne, les salles lambrissées aux vieux velours, aux lourds fauteuils, aux dorures passées – Bouffes du Nord, Bataclan ou Olympia d’autrefois (je sais, je sais et j’assume : « j’suis snob », et passéiste en plus…). Tous ces hangars modernes me semblent sans mémoire. Je crains en outre les décibels et les foules agitées – bref, je ne suis pas un spectateur de rock et, comme un vieillard grincheux égaré parmi un public lycéen, je peine à me sentir à ma place dans ce cadre (ce n’est pas une question d’âge, je ressentais la même gêne lorsque, adolescent, il m’arrivait d’aller voir Thiéfaine sur scène et que je revenais déçu de n’avoir pas réussi à entrer dans la transe – l’hystérie – collective…).

Je n’aime pas cette salle mais j’aime sa pénombre, la rumeur de l’attente, ce malaise même qui créent la tension nécessaire. Je sens la peur monter.

À quelques encablures au milieu des gradins, tout au fond de la salle qui s’est remplie très vite, mon père attend comme moi, tout seul.

Dans ce cadre froid l’ambiance est bon enfant. Les gens qui m’entourent sont, comme moi, gens tranquilles, trentenaires vieillissants cultivés et courtois – on pourra se moquer en ajoutant, sans risquer de trop se tromper, qu’ils sont abonnés à Télérama et écoutent France Inter (France Musique pour ma part, je suis un cas désespéré…). Je ne sais pas s’ils connaissent et suivent Dominique A depuis ses débuts (comme c’est après tout mon cas). Je n’engage pas la conversation, j’écoute à peine (derrière moi on parle de Provins, de l’enfant, de l’enfance du chanteur, on se pose des questions dont je sais la réponse, mais je préfère me taire…). Je regarde mon père qui, de là-haut, ne me voit pas et semble un peu perdu.

Rumeur, fumigènes redoublés. Soudain je vois dans le clair-obscur des coulisses, en retrait de la scène, la silhouette du chanteur. Il marche à grands pas, jette vers la salle un regard que je trouve paniqué (j’exagère et me projette, sans doute…), puis disparaît.

 

*

 

Contrairement à mon père je ne connais pas Robi, qui chante en première partie et dont j’écouterai plus tard longuement L’hiver, la joie et cette assez fascinante rengaine intitulée « Ma route ». Je reste au bord de cette pop sophistiquée, sensible à la voix et à la présence de la chanteuse, mais bloqué par l’impossibilité dans laquelle je me trouve de comprendre autrement que par bribes les textes chantés. C’est encore une des réserves que je formulerai par rapport à ce type de concert (mais on peut, pour d’autres raisons, en dire autant de l’opéra et du chant lyrique en général) : il est rarement possible de comprendre les paroles si on ne les connaît pas au préalable par cœur (ce qui est mon cas pour Dominique A, mais pas encore pour Robi). 

Ce moment néanmoins intrigue et se grave dans la mémoire avec assez de force pour qu’on puisse le faire défiler après coup. Il y a ainsi certains livres, certains films, certains concerts qui laissent un souvenir plus riche que l’expérience qu’on en a vraiment eue sur le moment, parce que la distraction, la fatigue ou de mauvaises conditions techniques ont fait obstacle. 

« J’ai rien appris, rien chaque fois, sinon qu’on n’en meurt pas, sinon qu’on ne meurt pas… »

 

*

 

En même temps que la brume, les premières paroles emportent immédiatement la peur que j’avais de rester à quai : « Ont-ils vu seulement que la brume se lève, l’un à l’autre accrochés comme on s’accroche aux rêves ?… » 

Le son est ample et pur, les paroles claires, loin de cette bouillie sonore qui avait à mes oreilles gâché certains concerts des tournées précédentes (mon père, lui, « cerné par les falaises » en fond de salle vit une toute autre expérience depuis les gradins où le son ne parvient que brouillé et presque insupportable quand le niveau sonore augmente ; il profite en revanche des très beaux éclairages qu’on ne peut pas apprécier depuis le premier rang…). 

Le son est pur, et les paroles claires qui déportent la salle vers ce « Cap Farvel » où je ne suis jamais allé qu’en rêve, me parlent de Madère, de mes parents à Madère. Je nous revois nous perdant, nous retrouvant dans la brume, je les revois s’épaulant pour remonter vaille que vaille le sentier abrupt de la pointe de São Lorenzo, cramponnés « aux choses qui ne murmurent pas que les temps ont changé, que l’histoire a usé le soleil », et que la maladie…

Le plus bel hommage à ma mère disparue, à eux deux tels qu’ils étaient au plus haut, au plus beau du tout dernier voyage avant son plongeon à elle (puisque lui, dieu merci, est resté, n’a pas plongé, tient bon le cap, salut à lui), force m’est d’avouer – avec tout de même une pointe de jalousie – que c’est Dominique A qui l’a écrit et qui le chante.

Je sais maintenant que je ne me suis pas trompé en venant ici, et qu’il n’y a plus qu’à se laisser porter.

 

« Une barque a glissé au fil de la rivière, une vie s’est perdue… »

 

« Il y a des rêves qui ne meurent pas, qui vous dépassent… »

 

« Oh, fallait voir ses yeux, à celle qui ne me quittera jamais… »

 

Mille spectateurs, et mille spectacles différents… Naturellement tout ne me parle que d’elle, au prix de certaines distorsions de sens − mais il est vrai que les chansons de rupture amoureuse notamment font de très convaincantes chansons de deuil, comme ce « Courage des oiseaux » que nous avions diffusé pendant la cérémonie funèbre. Tout ne me parle que d’elle et de nous, et c’est aussi la liberté de la chanson, de la poésie et de la musique que de permettre ces projections : soudain tel passage touche au cœur, d’abord parce qu’il entre en résonance avec l’histoire intime, l’histoire banale et précieuse de nos vies ordinaires. 

 

 « Au revoir mon amour, la vie n’est pas finie, la vie n’est pas passée… »

 

Mais il y a plus troublant. D’abord, cette sensation déjà ressentie plusieurs fois depuis sa mort d’entendre à sa place, d’entendre pour elle. En toute logique (car rien n’est plus invraisemblable que sa disparition), c’est elle qui devrait être ici debout à quelques mètres de l’artiste (elle détestait la distance, et ressentait comme un manque d’enthousiasme inadmissible le simple fait de ne pas être sur les lieux du concert trois ou quatre heures à l’avance – c’est là une des nombreuses manies que nous en avions en commun). Quand je crie « bravo » à la fin de « Cap Farvel » c’est sa voix que j’entends…

Ensuite – et c’est toute la force de la chanson en général et de Dominique A en particulier – il faut bien dire à quel point on est emporté au large de sa propre tristesse, à quel point l’intimité du deuil se trouve agrandie. Le concert peut être un de ces rêves « qui nous dépassent », et qu’il faut suivre… 

 

« Je ne t’apporterai que de nouvelles vagues », scande l’artiste, « je te ferai enfin sortir de la maison…»

 

Le chant de Dominique A ne se cantonne pas à l’intime. Il est, à l’heure actuelle, l’un des rares qui témoigne de la possibilité d’une ouverture. Le monde est là – et lui, dès ses débuts et plus encore depuis quelques années, oscillant gestuellement, vocalement et musicalement entre fragilité et force, lui ne parle que de cela et trace des chemins qui permettent tant bien que mal de tenter d’ « y revenir », de « rouvrir » les portes du dehors.

Jamais je n’aurai entendu plus belle version de cette chanson magistrale qu’est « Fais-moi revenir au monde », et jamais sans doute je ne l’aurai entendu aussi justement – en larmes bien sûr, comme à chaque fois qu’une digue saute.

Contre le « chant des frayeurs » il y a Orphée en sentinelle obstinée – Orphée qui est le seul, si l’on en croit la mythologie grecque, à avoir vraiment triomphé des Sirènes (Ulysse, avec toute son intelligence, a triché, et peut-être tout inventé !).

Ainsi ce soir-là chaque chanson fait mouche, fait sens et naissance (« Peut-être ne suis-je pas né tant que ne m’est pas donné le sens… »). Égotiquement je redessine les méandres de mon propre parcours, avec ses ombres et ses lumières, cet « Immortels » si trompeur qui m’avait étrangement poussé à franchir les portes d’un monastère, ces images de voyage qui me renvoient à telle piste amazonienne où j’écoutais à tue-tête « L’horizon » ou chantais, par auto-dérision, « Dans mon camion » au volant d’un 4×4… Tout est là, le voyage, la nostalgie, la défaite et la fête, l’absence et la présence, et jusqu’à la fascination pour les « longs couloirs en entonnoir » du « Music-Hall » (même si la version revisitée de ce soir me convainc moins, le titre reste un des plus beaux) et l’hommage à Marina Tsvetaieva : que mille personnes ainsi applaudissent, indirectement, la poétesse russe, relève du miracle !  

Il y a une force consolatrice, la douceur d’un abandon (« Ville d’abandon de bord de mer »), d’une nudité et d’une fragilité assumée (« Dans la brume en pièces détachées / Qu’avons-nous encore à cacher quand il reste si peu de nous ? ») : « Éléor », là encore, est ce que j’ai nommé pour ma part « Madère », et chante à merveille ce rêve qui me porte d’un livre-île, d’un livre-refuge où rassembler les images les plus chères…

Mais ce soir je ne suis pas seul : il y a foule, il y a houle, et les mots non plus ne sont pas seuls, tout à plat sur la page. Là où ils s’arrêtent la musique prend le relai. À la fin de « L’Horizon » le son monte, frôle à mes oreilles inhabituées l’insoutenable tout en restant bien clair, et cette puissance permet d’aller un peu plus loin, de s’approcher physiquement (car tout vibre) au plus près de cette ligne qu’on ne saurait franchir (la franchir, on le sait, c’est mourir !). Les décibels, ici, me semblent un outil un tout petit peu moins inefficace que le silence des livres…

Sensation de basculer, de partir en éclats, à la renverse, de se dissoudre dans les cintres, les lumières, la foule…

 

« Dans la brume en pièces détachées / Qu’avons-nous encore à cacher / quand il reste si peu de nous ? »

 

« Le Convoi » réitère et généreusement amplifie l’exploit, qui annonce à l’auditeur tout au long de la lente mélopée son arrivée (« bientôt, bientôt, tu les verras / comme un fleuve naissant au grand jour / bientôt, tu verras le convoi / et tu prendras peur de l’amour ») pour proclamer in fine (et avant que la musique à nouveau ne prenne le relai) : « Et là, maintenant, tu les vois, comme un fleuve naissant au grand jour / Et tu te glisses dans le convoi, dans le fleuve qui emporte tout… »

On sent alors, on peut sentir, mille battements dans la poitrine de la salle…

 

Parmi les ultimes rappels, l’un de mes titres préférés – qui marque aussi une sorte de « retour au calme », après les envolées lyriques − est ce très beau constat qui boucle la boucle et qu’on garde longtemps en tête : « Dans la lueur du soir, tu auras vu la fin d’un monde »…

Ovation, clameur qui croit encore, puis décroit. Salle qui se vide. Route du retour dans la douceur de mai. 

 

« C’est bien des salamalecs pour des chansons ! » (avait-il lancé, un soir, à Chambéry, avec cette si saine distance et cet humour qu’on apprécie aussi chez lui). Des mots, de la musique, rien que cela, avec autour tout le bruyant business de l’entertainment ? Mais « moi je n’ai vu de sa guérite / que pitons et monts élancés / que ravines et paniers percés ». Mes digues, merci, se sont bien inclinées, et je m’incline : merci à la musique, à la chanson, à Dominique : ce fut un beau voyage.

 

Grenoble, 6 mai 2015

 

 

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© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

 

 

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