Dans l’arène gauloise

 

 

 

Au cœur de la marade je serai ta pleureuse

Quand ça rigolera, je geindrai à cœur joie

Dans l’arène gauloise où le pathos agace

Ceux qui craignent de voir leur propre peur en face

Je serai ta pleureuse…

 

Dominique A, « La pleureuse »

 

 

La salle cette fois est ouverte, en plein air, en plein jour, et gratuite… On tente quand même.

 

Ce n’est pas une histoire neuve. Avec son sérieux et ses plaintes Orphée exaspéra tant les ménades de la fête qu’il finit lapidé. Mais ce soir à Paris, le voici jeté dans l’arène gauloise, en première ligne de la grande beuverie du divertissement estival, face aux fêtards de juillet venus l’écouter quand même. On ne s’en plaindra pas. C’est, en un sens, une consécration de plus : on entend ce chant amplifié à des lieues à la ronde et l’on voit de loin les écrans qui montrent à la ville entière la tête du chanteur (d’accord, ce n’est pas Orphée, et le poète aujourd’hui murmure plus qu’il ne chante – mais il me semble que ce qui me touche dans la musique et les mots de Dominique A n’est pas si différent de ce qui me touche chez les poètes…).

Le long des quais de Seine qu’on a parcourus longuement pour venir, les gens par centaines pique-niquent, bavardent, font parfois de la musique, fument et boivent beaucoup (la nourriture et la musique sont des accessoires dispensables de la fête, l’alcool en est manifestement le pilier). Il y a dans cette soirée tiède quelque chose de doux qui pousse à l’indulgence, à l’abandon, rappelle la quiétude de Barcelone et confère à Paris quelque chose du sud. Si l’on considère les gens avec bonté et la fête avec indulgence (à défaut de s’y laisser aller, ce qu’une sorte de nœud serré à l’intérieur de ma gorge m’interdit de faire depuis que je sais parler, et me l’interdira encore je le crains jusqu’à ce que je ne puisse plus parler), tout cela attendrit…

Sur le parvis de la grande place voici cependant qu’est apparu le chanteur, qu’on applaudit, que d’aucuns acclament (car la foule massée autour de la scène est venue pour lui, en partie). Quelque chose aussitôt me parle, ici comme dans l’intimité de l’écoute solitaire ou de la salle de spectacle, et je ne m’y attendais pas. C’est à cause de ces « histoires pleines de points de suspension », de cette « sentinelle face au chant des frayeurs », à cause encore de cette si poignante supplique : « Fais-moi revenir au monde…»

Touché encore en plein cœur, et, bizarrement (je pouvais m’y attendre), comme à l’improviste (c’est toujours à l’improviste). Quand il chante « Rendez-nous la lumière, rendez-nous la beauté », les larmes viennent parce qu’au fond tout est dit, si simplement (mais pas naïvement). Je suis tout près des lumières de la scène avec mes fils près de moi, et je pense à eux, au monde dans lequel on les a si follement jetés. Le nœud se resserre encore un peu plus.

Devant moi des quidams cependant ne cessent de bavasser, se penchant les uns vers les autres et s’agitant avec suffisamment d’adresse pour ne pas renverser les verres de bière qu’ils font circuler (« leurs verres font les cascadeurs ? »); cela fait des sortes de trous dans le film, comme une image et un son saccadés qui rappellent soudain que ce n’est qu’un film, qu’un spectacle, aussi les contourné-je pour me rapprocher. Mais plus loin, plus près, c’est pire encore. Brouhahas et paroles vaines – on se raconte ses vacances, on parle, on parle… sans écouter…

Je sais bien, même moi je le sais : c’est ainsi, cela ne peut être autrement, c’est un concert gratuit en plein mois de juillet à Paris, et d’où tu sors toi pour ne pas savoir comment les gens (certains, la plupart) vivent, comment les gens (certains, la plupart) sont ? Mais quelque chose de la magie de la scène m’est alors brutalement retiré, refusé, comme si j’étais expulsé d’un lieu où la parole sonnait vraie pour me retrouver à nouveau au café du commerce ordinaire. 

J’ai vécu d’autres fois cette expérience d’être délogé du lieu où je pensais, à tort, avoir trouvé une place. Qu’est-ce que je fiche ici ? Pourquoi je suis là, et soudain tout seul, comme nu dans la foule ? Je bats en retraite, navré, blessé, amer, hargneux, maudissant l’humanité entière et Paris en particulier (moi je rentre au Villard, je retourne dans ma cave écrire et jouer pour moi seul de l’accordéon, voilà) tandis que la scène immense s’éloigne, d’où l’on entend encore la voix du chanteur déclamer que nous sommes immortels…

Consécration, bien sûr, que de chanter ici, que de chanter ainsi – et même si l’on n’est pas davantage, pas vraiment, pas par tous entendu, on a davantage de chances de l’être et il faut le faire, bien sûr.

Moi je dérive en soliloquant. Quoi que je dise, quoi que je fasse je soliloque. Et quel sens donner à tout ça ? – Ce sont pourtant ces brefs moments de présence au monde qui révèlent soudain à certains (à chacun ?) la réalité voilée de l’absence, et c’est décidément bien cruel… Être ici ou ailleurs est un leurre; faire ceci ou cela, dire ceci ou cela, chanter ou se taire est un leurre. Dans la lueur des leurres, tu auras vu la fin d’un monde, tu n’auras même vu que cela : la fin de toute chose, la fin sidérante, la fin qui fait passer le goût de jouer au plus fin et même, qui fait passer le goût de tout, qui fait que tout a un goût qui semble passé – et ce n’est pas l’amertume du houblon, même consommé par tonneaux entiers, qui peut vraiment faire passer cela j’en ai peur…

Je m’éloigne de la fête, déçu, défait, en tenant des propos crépusculaires, des propos presque d’ivrogne que je ne comprends même plus, qui ne collent plus à la réalité ni à rien, qui tournent à vide et me font répéter que tout est un leurre, et que l’amour même, finalement, « est très surestimé »…

Seul l’amour de l’enfant échappe à cette lamentable débâcle – et la certitude d’avoir même ici dans l’arène gauloise pu frôler un instant ce quelque chose de vrai qui supporte la fausseté du reste, cet absolu sans lequel le relatif s’effondre et au nom duquel on est si stupidement tenté (c’est notre côté punk !) de tout nier, de tout lâcher, de tout gâcher. 

 

Paris, 17 juillet 2015

 

 

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© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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