Une neuve jeunesse (Beaufortain, août 2015)

 

 

1. La route.

 

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Premières rousseurs sur les crêtes brûlées, derniers panaches dans le ciel sans éclat. À la radio la musique de Bartok évoque l’Anatolie, et tout le paysage prend soudain un air de mystère…

La vallée est large, que l’homme cependant occupe comme un fleuve toujours en crue : il a pris la place des anciens marécages, dont il ne reste plus qu’un brouillard intermittent, pour installer ses centres commerciaux, ses garages, ses parkings. Comme dans un de ces dessins d’enfants illustrant le thème des transports, l’homme est partout : voitures, vélos, camions et même dans les airs, avions, parapentes, ailes volantes. Au Carrefour du Pont Royal passe un convoi militaire ; même l’Isère endiguée se fait discrète, n’osant plus que de rares débordements…

 

 

 

2. Le torrent.

 

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Ce paysage aussi a été façonné par l’homme : les alpages sont pour le bétail, le lait, le fromage de l’homme ; mais ils sont là aussi désormais pour répondre à d’autres besoins essentiels, comme celui de se reconnecter à soi-même, au temps et à l’espace, au primordial.

Maintenant je marche à travers les prés ras qui sont, et c’est troublant, la jeunesse même. Jeune alpe. Jeune montagne de ma jeunesse. Vigueur. Vigueur de la marche et de l’alpe verte. Tous ces gens qui, comme moi, font le tour du lac, ces familles, ces jeunes parents, ces enfants, font offrande de leur jeunesse, que la montagne et le lac accueillent. Chaleur. Miroitement. L’eau verte, très claire, le grand sombre du fond du lac.

Je marche au-dessus du lac de Saint-Guérin. À chaque pas, à chaque fleur (les épilobes déjà fanées font comme de la neige), à chaque sensation nouvelle liée à ce sentier de montagne j’entrevois d’autres scènes vécues autrefois, un peu comme le diable qui, dans L’Arche russe de Sokourov, mène la caméra d’une scène à l’autre au hasard des pièces du musée de l’Hermitage. Pour nous autres promeneurs des beaux jours qui l’arpentons de loin en loin depuis l’enfance, la montagne est un musée qui garde vivant le plus subtil, le plus profond, le moins intime de nos mémoires.

Ici un court instant je retrouve le pré de Pragondran et je me vois allongé dos à la terre, face au soleil, occupé tout un long jour à regarder passer les nuages en compagnie de mes parents. Je me suis adossé à un monticule herbeux dont je me demande s’il est une taupinière. J’ai posé près de moi le panier en osier rempli de coulemelles, sorti un carnet, et je savoure l’instant en sachant que je suis en train de le perdre.

Ce n’est pourtant pas un sentiment de perte qui remonte tant il est évident que cette scène existe toujours, que nous sommes et serons toujours là tous ensemble, jeunes, vivants, immortels ! à un cercle ou deux de ce sentier sur lequel nous avons l’illusion de passer… Même le cours pressé du torrent qu’on remonte à présent réserve des biefs, des poches d’eau calme où feuilles et brindilles tournent en rond avant d’être déposés sur la rive.

On croise beaucoup de gens que l’on salue, et qui saluent poliment en retour, comme si le fait d’arpenter un même chemin établissait entre nous une connivence. Ce vieil homme souriant, c’est moi, c’est mon père dans quelques années sans doute ; ce jeune homme torse nu qui avance à grands pas c’est encore moi, bien sûr, du temps de La Giettaz et du Grillon de l’automne – et salut ma jeunesse !… Quant à ces enfants-là…

Une marmotte a crié et l’on s’arrête, et l’on scrute (il y a un jeune couple qui guette aussi, déçu de n’avoir encore vu aucune marmotte). Je l’entends d’ici, cette farceuse, dire à une comparse : « Tu vois, ça marche à chaque fois… »

Le soleil déjà déclinant passe entre les nuages et fait étinceler les reflets du ruisseau.

Les enfants regardent la pierre, la sangsue, la larve de la libellule.

Toute conversation s’arrête au profit du torrent, qui couvre jusqu’au bruit de l’hélico qui passe.

Tu frissonnes.

Le soleil ranime et rallonge ton ombre.

Les nuages filent à toute allure sur la crête et les randonneurs aussi, passé quatre heures, marchent plus vite sur ce tapis arrêté du temps.

Le soleil s’en va, revient, chauffe de plus belle la pierre, et l’on se dit qu’on a encore devant soi de larges plages de quiétude alpine, de tiédeur estivale, d’eau tranquille, autant dire de bonheur.

Toujours la même eau coule, et les brindilles tournent en rond…

Toujours le même chemin sur la même montagne…

Ici ce n’est sans doute pas l’immortalité – mais la possibilité de vivre une neuve jeunesse.

 

 

 

3. La forêt.

 

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Sitôt franchi le ruisseau du Grand Mont, on change de monde. Le sentier est étroit, qui serpente en pente parfois raide entre les pins cembro. Cette forêt secrète, on ne peut y marcher qu’à pas feutré sur un tapis d’aiguilles. Tout sent la résine et l’humus. Le vent dans les branches et les trilles des mésanges font comme un murmure que perce parfois l’éclat d’une voix d’enfant. Un écureuil noir (toujours le même) traverse à toute allure, un merle qu’on n’a pas le temps d’identifier vient sautiller sur une racine avant de disparaître, trois oiseaux d’assez grosse taille s’envolent en faisant claquer leurs ailes…

Racines, rocs, fougères et mousses.

Vieilles souches, vieux arbres foudroyés – le tronc de l’un d’entre eux lance vers le ciel des espèces de dard gris.

L’effort.

L’effort de la marche, de la montée, le souffle qu’on cherche, qu’on trouve, le cœur qui bat plus vite comme sous le coup d’une forte émotion.

Le soleil cerne la forêt et l’on se réjouit d’être ainsi à couvert, on se dit qu’on a choisi un bon sentier bien à l’abri… Chaque virage est comme un col qui offre la possibilité d’un nouvel horizon ou d’une rencontre avec quelque animal qui ne nous aurait pas entendu venir – et se ravive alors le contentement d’être là, capable encore de cet effort montagnard, nullement déçu de n’avoir vu ni chevreuil, ni chamois, mais avide de monter jusqu’au vrai col qui se rapproche.

Maintenant on a trouvé le rythme – un, deux, un, deux, pas trop régulier, ni trop lent, ni surtout trop rapide, le pas peinard qui permet de dialoguer avec les jeunes mésanges qui descendent dévisager le bipède qui les siffle…

Un unique rayon de soleil passe dans un coin plus sombre de la forêt et allume le feu d’un phénix.

Dans le creux de ces troncs qui dessine une courbe avant de repartir à la verticale de la pente, il ferait bon s’étendre ; écureuil, c’est ce qu’on ferait – mais on passe, on monte, on avance encore.

Même ici dans ces bois s’ouvrent pourtant des plages de mauvais silence, des tunnels pendant lesquels on ne voit plus rien de la forêt, où l’on est repris dans les rets des pensées – et l’on se dit qu’au fond, on verrait aussi bien, aussi mal la forêt en n’y étant pas, ou en la retrouvant dans le livre dont on était en train de rêver, grâce auquel on espère pouvoir y revenir quand même lorsqu’y marcher ne sera plus possible… Il suffit d’une forme un peu bizarre, comme celle de ce champignon coupé qui dessine entre les aiguilles un crâne, ou l’apparition des premières grasses myrtilles qu’on va naturellement s’empresser de goûter, pour sortir du tunnel.

Cet effort pour monter, ce n’est peut-être que pour sortir du tunnel et tenter de trouver la vigueur nécessaire d’une neuve jeunesse.

 

 

 

4. Le col.

 

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À l’approche du col le chemin rejoint une route forestière sur laquelle il faut bien s’engager. La pierre est à nu, le paysage soudain parait laid, dont les pylônes et les pistes trop larges que ne masque pas la neige ont brisé l’harmonie. On sue à grosses gouttes, et les enfants qui marchaient vaillamment se plaignent de la fatigue. On dit qu’on préférait la forêt, ou bien l’autre versant, qu’on n’est plus fait pour ces hauts cols et ces montées en plein soleil ; puis on arrive en ahanant un peu au refuge des Arolles – une très jolie baraque avec vue plongeante sur Arêches, le mont Blanc et la Pierra Menta à main droite…

L’arrêt des télésièges a vidé le lieu de la plupart de ses visiteurs et la terrasse est vide. On s’y installe, on y savoure le thé et, surtout, une tartelette aux myrtilles qui mérite tous les éloges, on y oublie très vite non seulement toute lassitude mais même les souvenirs qui continuaient à nous coller aux semelles. On repart plus léger, rasséréné et même, reconnaissant…

 

 

 

5. Le sommet.

 

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Pour dire la joie de ce nouveau chemin qui grimpe entre les rhododendrons, plus un mot, juste le souffle.

 

La première marmotte enfin sonne l’alarme – les marmottons détalent à travers le pierrier.

 

Masqué un moment par un gros cumulus, le soleil revient et donne une fois encore l’illusion d’un nouveau départ, comme si le jour commençait à peine, comme si tout était jeune…

 

Au sommet des Combettes, la vue est libre ; le lac Brassa, but incertain de l’escapade, on l’aperçoit très bien à cent mètres sous nos pieds : atteint, et dépassé.

 

Toute une longue marche, mais jamais assez longue pour l’enfant – grimpant, grimpant !

 

À l’abade, jusqu’au bout…

 

 

Ruisseau de la Louze, sommet des Combettes, 20 et 22 août 2015

 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

 

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