Vigie, janvier 2016

 

 

 

TROP TARD, TOUT COMMENCE !

 

Vigiejanvier2016toutcommence

 

Les arbres dégouttent dans la lumière hésitante. À huit heures le village dort encore. Un couple de sittelles se pose au sommet du poirier puis disparaît dans le brouillard. Le silence et la fatigue stagnent le long des façades éteintes. On se frotte les yeux dans l’espoir d’y voir clair. On attend l’hiver. Le sentiment du « trop tard » tombe et nous enserre comme cette chape de glace qu’on croit déjà sentir posée sur nous, en cette année prétendûment nouvelle qui semble en fin de course.

Un coup sourd, coup de boutoir du temps.

 

*

 

« Il faudra que je t’enseigne certaines techniques dont tu auras besoin pour continuer à gagner en précision et en vitesse, mais tu as le temps.

− Je l’espère, répond l’enfant avec le plus grand sérieux.

− J’en suis persuadé ! proteste le professeur.

− Moi, je l’espère. »

 

 

*

 

Ce n’est pas une question d’âge ni de météorologie. Enfant, adolescent, c’était déjà « trop tard » et je restais à la fenêtre à regarder s’effilocher le monde. C’était, en cette sorte d’hiver précoce ou imaginaire, comme s’il m’avait été donné le privilège douteux de sentir en moi de façon très fine la fatigue du monde. La fête était finie bien avant d’avoir commencé.

Le brouillard redoublait, le silence s’intensifiait. Aucun chant ne saluait l’aube. 

C’était déjà trop tard.

J’aimais, jeune homme à la jeunesse gelée, marcher dans les rues désertes de la ville certains jours, certaines nuits de brouillard. Comme dans le Nosferatu de Murnau, je franchissais un pont invisible après lequel les fantômes venaient à ma rencontre – et nous continuions ensemble. Fenêtre ouverte sur le brouillard qui s’épaissit, je les rappelle ce matin de janvier pour célébrer la douceur du Trop Tard.

Trop tard pour repartir marcher sur le sentier des crêtes, l’hiver est sur nous qui bloque les passages !

Trop tard pour écrire le livre dont je rêvais, les vacances s’achèvent et il faut s’acquitter au plus vite des dettes de corvées différées.

Trop tard pour la musique et le chant – d’autres musiqueront à ta place, et c’est très bien ainsi.

Trop tard pour étreindre quoi ? Le brouillard file entre les doigts.

Plus de montagne, plus de village, plus de plage sur la côte reprise par les vagues, plus de place où se poser, plus de place, plus de page au carnet presque achevé et bientôt plus de mots – ou seulement ces deux-là, qu’on murmure sans trop de regrets parce qu’ils nous libèrent de l’effort d’avoir encore à faire, d’avoir encore à vivre : trop tard !

 

*

 

Drap jeté au bas de la montagne de nouveau étincelante, le brouillard se lève à midi, et voici que l’on repart sur le chemin des crêtes. On parle de l’avenir et du présent, on marche en plein soleil, en pleine présence, au-dessus des vallées qui débordent d’un trop-plein de nuages qu’on voit d’ici blancs comme du lait mais qui doivent plonger les habitants de la plaine dans la grisaille et la confusion.

On marche jusqu’au Pic de l’Huile, d’où l’on redécouvre avec stupeur notre paysage ordinaire dont ce Déluge pacifique et silencieux a fait une féerie. On regarde, en contrebas, une maison cernée et bientôt happée par le blanc, ou bien une voiture qui, phares allumés, slalome sur une toute petite portion de route encore visible. Un peu plus loin, entre le Mont Pezard juste au-dessus d’Arvillard et notre modeste Pic de l’Huile, les fumées chaudes de l’usine Cascades ont formé une sorte de mamelon qui émerge comme le sommet d’un nouveau Pic.

On regarde de loin, comme en avion, comme en voyage, en partance à nouveau.

Ce n’est pas seulement une question d’âge ni de météo. On sent bien que quelque chose de neuf est ici inauguré alors qu’on n’y croyait pas tellement, alors qu’on était même plutôt enclin à se complaire dans un fatalisme un peu lâche, un peu facile, un peu paresseux et en tout cas prématuré : tout commence.

 

*

 

Crépuscule du soir. Depuis les fenêtres de la maison on regarde encore les lumières du couchant teinter les nuages et les ombres de ce tableau chinois, et l’on répète que tout commence, que c’est bien ainsi, que la vie vaut d’être vécue et que le monde est beau.

 

1er janvier 2016

 

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