Vigie, janvier 2016

 

 

 

L’ÉCRITURE OU LA VIE

 

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« Tu photographies le givre, papa ? Oh, regarde, tu as bien fait : il n’y a déjà plus rien ! Tout a fondu, et on voit de nouveau le poirier… les toits… »

Et c’était vrai.

Ainsi se transmet le sens (et peut-être le goût) de l’éphémère.

 

*

 

La neige a fondu, un printemps vraiment trop précoce semble s’être installé, forcément traitre. Il y a pourtant chaque matin des clameurs d’oiseaux qui ne trompent pas et une lumière déjà de mars. Par la fenêtre entrouverte on entend les ouvriers qui travaillent à refaire la charpente d’une des deux maisons qui avaient brûlé, l’an passé (on fait chaque fois qu’on peut un détour pour admirer l’ouvrage et sentir l’odeur du bois frais).

Renaissance, mouvement.

Moi je reste alité comme le vieux malade que je ne suis pas encore – alité à écrire, alité pour écrire.

De nouveau l’écriture absorbe tout ce qui passe, tout ce qui peut circuler en tout cas comme sève dans mes veines d’arbrisseau. L’accordéon reste muet, par lassitude ou à cause d’un mi bloqué ; mais la musique comme toute chose devient prétexte à textes, réserve d’images, canevas pour mes broderies routinières (« route en ré majeur »… « en si mineur… »). Qu’un morceau me touche, qu’un oiseau se pose à la fenêtre, et c’est aussitôt la divine corvée d’un texte : ne pas l’écrire me crible de remords et me noue la gorge − l’écrire rogne le temps dont je dispose, me fait remettre au lendemain toutes les tâches en retard, et ne procure de toute façon qu’un soulagement passager. J’en viens à souhaiter réduire au strict minimum les sollicitations, mais les rêves mêmes sont de trop !

Repris par l’idéal proustien (qui reste, au fond, toujours le mien) d’une vie éclairée seulement par l’écriture, il me semble que je ne fais rien d’autre que préparer le moment où je serai pour de bon cloué au lit et n’aurai plus rien d’autre à faire que de mettre en forme les images accumulées pour retrouver, après coup, le temps perdu, et dire peut-être (je l’espère) : « c’était bien, c’était vraiment bien, ce fut un très beau voyage… »

Je ruse, néanmoins. L’écriture brève, rapide, improvisée de ces petits poèmes de la route ou de mes « impromptus » à la fenêtre me permet de ne pas trop attendre, de fructifier à mesure et en toute saison. Je me réjouis de ces fruits, qui me rappellent les kiwis si nombreux ramassés à la fin de l’automne. Je sais bien qu’un simple souci de conservation peut tout gâcher, comme ce fut le cas cette année après cette cueillette miraculeuse. Il ne faut pas trop tarder.

Je ferme les yeux et rêve aux livres que je voudrais écrire – une dizaine, pas plus, après quoi je me tairai, c’est promis. Sorties de route serait (sous un autre titre et dans un format resserré) le plus urgent. Je ferme les yeux et je vois s’agencer les chapitres, les fragments, proses et poèmes alternés comme toujours. J’échafaude un plan : voilà, je vais continuer à écrire ainsi chaque semaine jusqu’à l’été, après quoi ce sera la fin du cycle (je ne serai, à la rentrée prochaine, plus seul dans la voiture, et il faudra écrire autrement, autre chose, à deux voix peut-être).

Le temps cependant change, et l’annonce de « fortes pluies » m’inquiète : comment écrire encore sur la pluie, avec la pluie, sans pour autant radoter ? Et comment ne pas écrire, alors qu’il est si plaisant de le faire quand il pleut ?

En ce mois de février qui revient, puisse-t-il ne pas pleuvoir, ne pas neiger, ne pas venter, puisse aucun oiseau ne se poser sur mon poirier, puisse le givre épargner la fenêtre, puissé-je ne pas rêver et, surtout, n’être touché par rien !

(Mais je sens bien sûr que de ce rien… de cette écume… fatalement surgira… « vierge vers, à ne désigner que la coupe… »)

 

29 janvier 2016

 

 

NB. La dernière parenthèse est un clin d’œil au « Salut » qui ouvre les Poésies de Mallarmé: « Rien, cette écume, vierge vers / À ne désigner que la coupe ; / Telle loin se noie une troupe / De sirènes mainte à l’envers. » (ou de l’art de finalement faire de l’art à partir de rien, ce qui est notre lot commun…).

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

 

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