Vigie, janvier 2016

 

 

 

DERNIÈRES NOUVELLES DES « PARADIS »

 

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C’est le printemps, un très beau jour de printemps. Je marche dans les rues de Paris, heureux de la douceur. Je crois que les marronniers commencent à refleurir. Je suis seul, et bien plus jeune qu’aujourd’hui. Toute la ville semble en apesanteur, baignée dans une lumière moins minérale que végétale et presque marine, à tel point que je me demande si je ne suis pas à Barcelone ou Funchal plutôt qu’à Paris.

Au passage piéton d’un carrefour, je croise une femme dont la silhouette me rappelle ma mère. Il m’est déjà arrivé de croiser ainsi quelqu’un qui lui ressemble et d’en être troublé, mais la ressemblance est si frappante que je me risque à prononcer son prénom. Elle se retourne, s’arrête un peu interloquée, me reconnaît et vient vers moi. Nous nous embrassons en pleurant. Nous donnons de nos nouvelles (comme toujours elle ne dit rien d’elle, ce qui laisse supposer qu’il n’y a plus rien à dire, plus de nouvelles, plus d’histoire). Je lui parle des enfants, de mon père, de M. qui est, dis-je, « une personne adorable », du dernier concert des frères Bouclier et du quatuor Béla que nous allons écouter tous ensemble samedi. Elle s’en réjouit pour nous, sourit, radieuse, un tout petit peu lointaine comme elle pouvait l’être parfois de son vivant, lorsque le souci de la maladie voilait son attention.

Le « paradis » est notre monde ordinaire, que nos disparus arpentent sous l’apparence de passants anonymes : si on les interpelle, si on les nomme, on peut encore les retrouver un moment.

 

*

 

Dehors il neige. L’enfant malade est monté dans la chambre et la nuit se déchire, s’étire, blanchit. Un peu avant l’aube je sombre à nouveau. Je conduis sur la route défoncée d’un bourg du Brésil, d’Écosse ou de Bretagne un petit 4×4 bleu. Je ne connais pas cette route et je peine à conduire car je suis assis sur le siège arrière, d’où je puis à peine atteindre le volant et en aucun cas freiner, stopper ni passer une vitesse. Mes écarts de conduite me font craindre une amende et je me dis que je vais être arrêté parce qu’on n’a pas idée de conduire ainsi. 

Je finis par arriver au bord de la mer, et constate avec soulagement qu’un petit parking criblé de cratères permet de se garer sans avoir à faire de manœuvres. Je regarde la mer et hume à pleins poumons cette odeur d’algue qui me manquait. Une sterne crie. Je retrouve un peu plus loin, dans une sorte de cabane construite en bord de plage, mon ami F. qui part se baigner avec des jeunes gens que je ne connais pas. Je suis moi-même plus jeune qu’aujourd’hui, mais pas plus enclin à la fête ni aux baignades. Je dis que la mer est gelée, qu’on ne peut pas nager en hiver.

Je m’assois sur le banc de ce qui est devenu la salle d’attente d’une gare, en compagnie de nombreux passagers qui sont comme moi en transit. Je ne sais plus ce que j’attends.

 

*

 

Au matin la neige tombe et recouvre la fenêtre. La maladie de l’enfant m’octroie l’un de ces moments d’imprévus volés au temps rassurant mais borné du travail, où l’on peut sans trop de vergogne paresser, écrire et regarder la neige, jouer ou écouter de la musique. Dans la chambre calfeutrée par la neige résonne la voix assourdie, puisque d’outre-tombe, de David Bowie.

Le voici « étoile noire » rejouant, déjouant, anticipant sa disparition sur la scène fantasmatique de la « villa of Ormen ». Ce mot d’Ormen – qui m’évoque aussitôt le phare d’Armen et la Bretagne mais signifie, paraît-il, « le serpent » en norvégien, tout en jouant peut-être de la proximité avec « omen » (le présage) en anglais –, ce mot désigne, à l’instar de l’Éléor de Dominique A, un de ces lieux mi-rêvés, mi-vécus où s’accroche la mémoire des songes et de nos disparus, une sorte de paradis.

« Look up here, I’m in heaven ! » pleure la voix du chanteur – avant de conclure sur ce bel aveu de nos communes limites : « I can’t give everything, away »…

Dehors il neige de plus belle. La fenêtre de toit est un paradis blanc.

 

14 janvier 2016

 

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