Vigie, janvier 2017

 

 

 

LES LIGNES DU GRAND FROID

 

Vigiejanvier2017froid

 

Aujourd’hui encore et pour le cinquième jour consécutif, le thermomètre de la terrasse descend de treize degrés en dessous de zéro. La route au loin trace son layon gris clair dans le paysage absolument blanc. On entrouvre la porte pour faire sortir le chat, et l’on referme aussitôt comme on retire sa main du feu. Froid mordant, froid brûlant. « Il fait froid dans ce monde-ci ! Il fait froid dans ce monde-là… »

 

J’entends ici ou là des voix qui s’élèvent contre cette rengaine du grand froid, des voix amies mêmes qui disent : mais oui, c’est l’hiver, il fait froid, et quoi de plus banal ? Je comprends leurs critiques, dirigées contre ces urbains qui ont perdu tout rapport avec les saisons et considèrent le froid comme une anomalie (dirigée aussi, semble-t-il, contre une certaine vacuité médiatique que j’ignore car je ne regarde jamais la télévision et m’enorgueillis de n’écouter que France Musique).

 

Il me semble néanmoins que ces radotages masquent à peine la vraie nature d’une commune fascination pour la marche attendue, mais inouïe, des saisons.

 

Si je reste pour ma part tellement étonné par ce retour du froid, c’est peut-être parce que j’ai passé quelques années dans un pays sans saisons où seule l’ouverture du congélateur pouvait rappeler cette sensation-là, et c’est peut-être aussi parce que nous n’avons pas connu de grand froid au Villard depuis plusieurs années ; mais ce froid-là me fascinait déjà auparavant, qui nous rappelle à quel point nos sociétés humaines restent fragiles.

 

Embusqué à la fenêtre de la Cave je regarde le givre. Je pose ma main sur la vitre. Naturellement je pense aux migrants, aux réfugiés, aux sans-abri harcelés par les essaims du froid et je garde en mémoire l’image de ce mendiant couché sur une bouche d’aération du métro à Paris. Je pense aux bêtes croisées ces temps-ci sur la route : cette harde de cerfs à l’entrée du village, ce renard qui courait si vite qu’on pouvait voir ses oreilles horizontales.

 

Comme toujours cette période exceptionnelle du grand froid (qui durera au plus deux semaines) rappelle en outre des souvenirs d’enfance, et d’autres souvenirs de grand froid. Mais surtout ce spectacle du givre est terriblement beau, avec ces stalactites le long des gouttières, toutes ces étoiles qui scintillent, ces tons pastels, cette lumière poudreuse sur les crêtes ensoleillées.

 

On a passé l’autre jour en classe toute une heure à regarder et à écrire avec le froid.

 

« Mourir de froid c’est long, c’est bon, c’est délicieux », ainsi que le chantait Richard Desjardins ? Me suis dit qu’à mourir pour mourir (mais je crains d’idéaliser beaucoup cette mort qu’on dit par ailleurs atroce), autant mourir de froid, s’engourdir, s’endormir progressivement, passer paisiblement les soubresauts du refus pour se laisser glisser jusqu’à ce point où le froid n’agace plus et où on l’accueille en fermant les yeux, apaisé et appelé par le long tunnel lumineux du givre.

 

19 janvier 2016

 

Ce contenu a été publié dans 2017. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.