Vigie, juillet 2017

 

 

 

« LES SONS N’ONT PAS DE LIEU »

 

VigieCharmettesjuillet1702

 

Ce n’est pas un fruit exotique qui pend du feuillage jaunissant du noyer mais, je crois, un jouet d’enfant (ou, à y regarder de plus près et à en juger par les saucisses en plastique rouge attachées à la corde, de chien) – un jouet oublié là et qui aussitôt me rappelle l’arc orange offert à l’enfant pour son anniversaire et qui est resté accroché à une branche si haute du grand sapin du Villard que je n’ai jamais réussi à l’en faire tomber, et cette image fait rappliquer à grands pas la tristesse qui se tenait embusquée au fond du paysage, où le Nivolet est un dragon assoupi sur un trésor de souvenirs, et dans tous les recoins de cet appartement qui mêle les époques en un ordre imprévisible tout comme le faisaient l’entrepôt et la crypte des derniers cauchemars – et je regarde avec consternation les billes dans le pot à confiture, les livres tant aimés autrefois, la table, les chaises, les piques en bois du mikado, les mirages.

Je dors dans le lit de mon fils, mais je garde mes rêves. Je travaille à la mise au propre de quelques textes en chantier, je poursuis la relecture de La Recherche, je bois mon thé, un œil toujours sur la fenêtre qui coupe le paysage en deux : le Nivolet qui s’y reflète, la façade blanche en face (sur laquelle JR et Agnès Varda pourraient venir coller quelques portraits géants comme dans Visages villages), le noyer et son fruit bizarre. Enfermé au sous-sol dans la toute petite cave dont on a vaille que vaille débouché le soupirail pour faire un peu de lumière (en extirpant un écheveau de toiles d’araignée, un amas de feuilles de houe séchées ainsi qu’un Dauphiné à peine jauni daté de septembre 1963, avec ses dernières nouvelles d’URSS et ses publicités pour chapeaux), je tente de jouer l’ « Ave Maria » de Piazzolla au saxophone alto – un jour, je saurai faire…

Je regarde, j’écoute. Je lis dans Le côté de Guermantes que « les sons n’ont pas de lieu » – et s’en suit un de ces passages magnifiques dans lesquels la narration cède tout à fait la place à certaines réflexions et observations ancrées dans le présent de l’écriture, et suggérées ici par l’hypersensibilité auditive de l’auteur enfermé dans sa chambre de liège. On ne localise correctement un son que lorsqu’on voit de quelle source il provient : c’est d’autant plus vrai dans l’appartement que j’occupe aujourd’hui où tous les sons semblent déviés parce qu’on tourne le dos à la ville et que la colline et les immeubles font caisse de résonance.

Soudain j’entends une mélodie familière, immédiatement touchante, qui provient de l’immeuble d’en face. Qui chante ? Qui joue de l’accordéon ? Quel est cet air, quelle est cette langue que je connais ? Je pense, pêle-mêle et très vite, à quelque air populaire repris et détourné par Richard Galliano (revu avant-hier soir avec les enfants qui, quelle tristesse, avaient tout oublié de la fois précédente où nous l’avions vu à Lyon avec, sur scène, Thierry Escaich qui jouait sur le grand orgue, et près de nous ma mère, en novembre 2013) ; puis au cinéma de Visconti, à Venise – cette langue, ce ne peut être que de l’italien… Quelqu’un, en face, écoute des chants italiens !

Naturellement cela ne vient pas d’en face, mais du séjour, où mon père a remis le disque de chansons italiennes.

 

12 juillet 2017

 

Ce contenu a été publié dans 2017. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.