Vigie, avril 2020

 

 

 

Les images

 

 

Vigie avril 2020 02

 

 

 

Quels que soient la saison et le lieu nous vivons tous, je le crains, dans un brouillard d’inattention, de distraction vaporeuse, d’indifférence acquise et entretenue, tous plus ou moins entourés par une bulle de fantasmes fumeux, de rêveries radoteuses et de pensées réflexes que même une catastrophe ne parvient pas si facilement à faire éclater (ce serait même plutôt le contraire, car l’anxiété redouble la tendance au repli protecteur). À quoi bon regarder, regarder vraiment, cette silhouette à la fenêtre que je sais parfaitement être celle d’un pinson ? Je sais ce qu’est un pinson, j’en ai vu des centaines, et celui-ci ne me concerne en rien, ne me concerne plus.

 

Le pinson des arbres, je me souviens très bien pourtant de la première fois où je l’ai vu, vraiment vu, disons même : découvert (toutes les fois qui ont précédé ce moment ne comptent pas puisque je les ai oubliées, ou puisque je ne les ai vécues qu’avec distraction). Ce jour-là, ce jour de ma première rencontre avec le pinson, N. et moi nous promenions au Parc de la Tête d’Or, à Lyon, par un matin d’automne (que mon souvenir repeint de couleurs ensoleillées mais qui, à la réflexion, était peut-être pluvieux : une recherche dans les carnets lèverait le doute, mais c’est sans importance) ; nous étions jeunes mariés, ou peut-être même pas encore mariés (et il n’est pas certain non plus que ce fût l’automne ni que ce fût le matin) et nous continuions à savourer les joies de l’observation ornithologique qui avait été le ciment de notre union lors d’un voyage inaugural en Bretagne (car, en ce temps-là, N. ne songeait pas à l’enseignement mais préparait un B.T.S.A. « gestion et protection de la nature »), lorsque a surgi ce passereau sautillant au poitrail orangé et au dos olivâtre assez vite identifié, donc, comme étant un pinson, ainsi lié pour longtemps à ce matin où j’étais jeune amoureux (il n’est pas juste de dire que l’amour rend aveugle car il me semble au contraire que la métamorphose qu’il opère sur toutes les perceptions permet de voir la réalité dans toute son intensité, ce qui me remet en tête ce poème de Bernard de Ventadour dans lequel le poète a « tant d’amour au cœur, de joie et de douceur que le gel lui semble fleur et la neige, verdure » : « Tant ai al cor d’amor / de joi e de doussor / per quel gels me sembla flor / e la naus verdura » – tromperie, peut-être, ou plutôt manière fleurie d’exprimer l’émerveillement du cœur amoureux devant la beauté du monde).

 

Le souvenir de ce moment heureux me fait cependant me précipiter à la fenêtre, mu par une irrépressible envie de revoir le pinson, et ma jeunesse – envolés tous les deux. Sur les branches basses du lilas, c’est à présent un tarin des aulnes qui fourrage. Pour le coup je le regarde avec encore plus d’intérêt, car, d’une part, j’ai commencé à écrire ce texte (qui ne devait pas parler d’oiseaux ni du cœur amoureux du poète mais d’un tout autre sujet ainsi différé de quelques lignes) et quand j’écris je ne suis plus l’automate que je suis trop souvent mais – c’est sans doute pour cela que je continue – de nouveau Vigie vigilante, ou de nouveau en vie ; parce que, d’autre part, le tarin des aulnes ranime aussitôt en moi le souvenir du petit appartement de Chambéry-le-Haut où j’ai passé mon adolescence, et d’où j’observais bien souvent les troupes de tarins qui venaient faire des acrobaties dans les arbres du parking sous ma fenêtre ; et parce qu’en outre le tarin est rarissime à notre altitude : je ne crois même jamais l’avoir observé au Villard, ce qui fait de cette vision fugace un moment tout à fait inattendu.

 

 

Voici ce qui peut faire sortir de la confusion et, pour le meilleur ou le pire, faire éclater la bulle : l’inattendu, le souvenir, et l’écriture qui en révèle les images.

 

Je crois en la force des images – des images, c’est-à-dire non pas des figures poétiques, de ces métaphores qui risquent toujours de rester verbales et mentales, mais des « choses vues » (disait Victor Hugo) et formulées le plus simplement et le plus spontanément possible, comme dans l’art du haïku (qui peut néanmoins allier ce sens de la spontanéité plus moins feinte à un haut degré de sophistication, mais c’est une autre histoire).

 

Cette force peut être terrible.

 

Je me souviens d’une visite au mémorial des enfants d’Izieu, avec une classe de collégiens, l’hiver d’il y a six ans. Il régnait ce jour-là, comme souvent lors de ces visites scolaires dont je ne suis pas friand, une trop grande insouciance. Le film diffusé était plein de poncifs et j’écoutais mornement un témoignage qui ne m’évoquait rien.

Puis soudain l’image. Une femme déportée à Auschwitz parlait de la tâche qu’on lui avait confiée de trier des vêtements. Toute la journée, elle triait les vêtements des déportés exécutés. Tout à coup elle reconnaît, entre ses mains, le petit pull en laine qu’elle avait tricoté naguère pour son petit garçon. Je crois qu’elle décrivait ce pull, qu’elle en précisait au moins la couleur. Elle ne disait pas qu’elle avait ressenti, à ce moment-là, un sentiment d’horreur : elle disait simplement qu’elle avait reconnu le pull de son enfant, et j’ai alors ressenti l’horreur de façon si brutale que j’ai fondu en larmes et que cette image m’est depuis restée en mémoire comme si je l’avais vue, sinon vécue. Toute la souffrance que je tenais à distance m’a traversé. La bulle a éclaté. C’était ce qu’il fallait.

 

J’en viens à l’image que je voulais évoquer en commençant ce texte, et dont j’ai retardé l’évocation parce que, sans doute, je voulais aussi m’en détourner – une image qui n’a en aucun cas la force tragique de celle de cette mère (le rapprochement qui m’est venu après coup a même quelque chose d’indécent, je sais bien), mais qui a en commun le motif – un vêtement tricoté – et l’abîme de tristesse qu’il m’a momentanément révélé.

 

Hier soir j’ai travaillé très tard, comme souvent en ces jours de confinement et de cours à distance, afin que tout soit prêt pour les élèves ce matin. Bien après minuit, abruti de messages et d’écrans, je suis allé me coucher et, comme chaque fois, j’ai ôté du lit le grand plaid en laine tricoté autrefois par ma mère que je garde toujours avec moi à la Cave parce que j’y suis fort attaché et qu’il est chaud, doux et commode.

C’est un drôle d’objet que ce plaid bariolé : un assemblage de grands carrés jaunes, orange, bordeaux, bleus, marron et j’en passe, tricoté avec toutes sortes de points et de motifs, pourvu d’ouvertures pour les bras et la tête et de grands boutons aux motifs eux-mêmes hétéroclites ; le tout donne à qui le porte l’allure d’un bonze péruvien déguisé en zazou et dit assez bien toute la fantaisie, la liberté, la générosité de celle qui l’avait fabriqué.

Il le dit si bien que, sans crier gare, j’ai senti sa présence, comme si elle était encore là, à tricoter, assise dans le séjour, et puis je l’ai revue telle qu’autrefois je l’avais photographiée, à contre-jour devant la fenêtre de la maison familiale avec son grand châle rouge. J’ai senti à quel point elle me manque, à quel point il est insupportable de ne plus pouvoir lui parler, à quel point c’est cruel, à quel point je ne m’y fais pas et refuse de m’y faire, à quel point… J’ai senti d’un seul coup le poids de toute la tristesse accumulée à mon insu pendant six ans, même et surtout quand je n’y pensais plus, ou croyais ne plus y penser. La bulle, les barrières, le barrage, ont cédé, j’ai cédé, ramené comme par une crue au centre de ce tourbillon du passé qui est notre avenir. Tous les souvenirs ont tourné dans l’eau noire, et les images de son septantième et dernier anniversaire, avril 2014. Rêvé d’elle toute la nuit. Pleuré en dormant, rêvé en pleurant, pleuré en rêvant, inconsolable comme un enfant.

 

Il fait soudain si froid dans ma Cave que je remets le plaid, qui me réchauffe un peu.

 

Les heures, les jours, les semaines, les années passent, et l’on finit par s’habituer à ne plus pouvoir – bientôt à ne plus même vouloir – être consolé. On se redit, à tort ou à raison, qu’il vaut mieux la vérité crue des images plutôt que le mensonge apaisant qui nous leurre.

 

Hommage à elle, et hommage aux images qui nous ramènent au réel.

 

Ce contenu a été publié dans 2020. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.