Vigie, avril 2020

 

 

 

Le printemps vu d’en haut

 

 

Vigieavril2020 03

 

 

 

En deux jours l’ivoire délicat du mirabellier qui illuminait le jardin a perdu tout son éclat. Le feuillage terne a percé comme une barbe sur la peau d’un jouvenceau, le vent a emporté les dernières fleurs qui s’accrochaient encore et le grand lampion de la fête printanière s’est éteint. Pourquoi s’en plaindre ? Cela fera bientôt de l’ombre pour se protéger du soleil qui brille sans discontinuer depuis le début du confinement, et cette floraison éclatante mais brève nous promet une abondance de beaux fruits jaunes lorsque le moment sera venu ; il faudrait être fou pour préférer une beauté fugitive qu’on ne peut que toucher des yeux, à la saveur des mirabelles – ce n’est pas la fauvette qui me contredira.

 

Repris par la vigueur printanière j’ai quitté la tanière de ma Cave et me suis installé de nouveau sous les Combles. De là-haut on ne voit plus que lui, ce grand merisier qui pousse juste derrière la maison voisine et qui, entièrement recouvert de gros bouquets boursouflés de fleurs d’un blanc moins pur et moins précieux que celui du mirabellier (on dirait plutôt les motifs d’une ancienne broderie) mais qu’on devine plus durables, prend toute la lumière.

 

La lumière inonde la vallée, le merisier, les grands prés verts, et ruisselle jusqu’à la houppe défaite du poirier qui occupe toujours le carré de ciel bleu de cette pièce dont j’avais oublié à quel point elle était agréable, et que je m’attache à nettoyer entièrement car cela fait partie du rituel du printemps et de l’écriture (écrire et faire le ménage, c’est lutter contre toute cette poussière qui nous menace, c’est repousser la mort !).

 

Bientôt me voici de nouveau assis à cette table que j’avais peint en jaune flamboyant, dans ce décor bariolé qui témoigne de mon engouement pour le bouddhisme tibétain et que je n’ai jamais eu envie de changer (trouvant même encore du sens à astiquer consciencieusement les sept bols et le Bouddha doré de l’autel devant lequel je faisais autrefois mes pieuses récitations). Cette pièce des Combles, je l’ai gagnée sur la crasse et le désordre de l’ancien grenier : elle est la pièce de l’écriture et du bonheur, de tout ce qui me comble, alors que la Cave est associée à la musique et au malheur – disons, à la musique du malheur. C’est ici que doit s’écrire le Livre de Madère, qui se doit d’être lumineux et même, peut-être, in fine, heureux.

 

Je retrouve aussi les oiseaux familiers qui viennent à intervalles réguliers et dans un ordre imprévisible se poser juste en face de moi (le bureau a été fabriqué sur mesure pour être placé à cet endroit de la pièce qui est idéal pour l’observation, et je garde toujours une grosse paire de jumelles à portée de main lorsque j’écris ici) : voici le rouge-queue noir en parade nuptiale, qui partage sa branche avec un pinson des arbres ; voici la pie, et la cime du poirier plie sous son poids ; voici trois ou quatre mésanges noires, puis de nouveau le rouge-queue, à front blanc cette fois – mais celui que j’espère, c’est le bruant jaune, que je me souviens avoir souvent et longuement admiré il y a quelques années mais qui se fait rare…

 

Le matin il faut se réhabituer au tapage des passereaux, qu’on n’entend pas du tout dans le cocon de la cave. Le sommeil est d’abord fragilisé par les souvenirs qui rôdent ici (en comparaison la cave semble sans mémoire, car elle n’a été aménagée qu’après la disparition de, l’éloignement de…) ; et puis, d’autres souvenirs, d’autres rêves prennent la relève, qui assainissent l’espace mental de la pièce comme le font, sur le plan olfactif, ces huiles essentielles que j’aime pulvériser avant de me mettre au travail car elles m’aident à rester attentif.

 

À six heures je suis debout. Accordéon à la cave, répondre à quelques messages, vérifier que tout est en place du côté des enfants ou de ce qui reste des cours à distance, bribes navrantes de cette fin d’année perdue – puis, le thé vert, la lecture un peu (quelques pages de la divine Colette), et l’écriture enfin. Malgré les tensions du présent, l’angoisse de l’avenir, la catastrophe en cours qui gronde de l’autre côté des crêtes et la sensation de vivre une fin du monde, malgré la tristesse de la transmission interrompue, il faut avouer sans vergogne que le confinement – surtout dans des conditions aussi plaisantes – est le paradis de l’écrivain.

 

L’après-midi, saxophone avec Clément – on enregistre à distance deux morceaux en quatuor –, lecture, écriture, contemplation du jardin, un peu de cuisine, de ménage.

 

Le soir venu, films à la Cave en compagnie des enfants : un vieux Star Trek, un Hitchcock (depuis que j’ai eu l’imprudence de montrer Psycho à Clément, il refuse de se laver dans la douche de l’étage…), ou bien un « classique » du cinéma d’épouvante – Les Dents de la Mer, Alien – que je commente longuement (les cours me manquent), ou une nouveauté comme le très beau et très contemplatif Chant de la forêt (2 heures de plans presque fixes en langue krahô pour une plongée amazonienne qui me ramène vingt ans en arrière…) ; puis Léo regagne sa chambre, et Clément vient s’installer un moment avec moi sous les Combles pour lire encore un moment.

 

Nous sommes comblés.

 

 

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