Vigie, avril 2020

 

 

 

Vivre et écrire en ce jardin

 

 

Vigieavril2020 05

 

 

Après-midi voilée et lumineuse, brise fraîche, chants d’oiseaux. J’ai installé au milieu du jardin, près des vestiges du vieux portique en bois que j’avais monté pour les enfants il y a une dizaine d’années (d’abord tout près de la terrasse, puis déplacé quand il a fallu creuser là une station d’épuration) une petite table de camping avec le thé, de quoi lire, de quoi écrire ­– tout le nécessaire pour un après-midi parfait.

 

Mon chat Musique, qui s’était posté sous les grands châtaigniers en lisière du bois pour satisfaire la passion ornithologique que nous avons en commun, accourt en miaulant, saute sur la table branlante et tombe, emportant avec lui une tasse et un carnet : première anicroche. Une chauve-souris vole en cercles affolés devant la façade ensoleillée de la maison, à laquelle elle s’accroche, puis repart, puis se raccroche, comme si elle ne trouvait plus d’abri : deuxième anicroche – ce n’est pas normal, n’est-ce pas, cette chauve-souris perdue en plein soleil. Mon voisin Reinhardt choisit précisément cet instant pour passer la débroussailleuse : je ne lui en veux pas, il faut bien nettoyer son jardin, mais cela me fournit la troisième anicroche à cette après-midi que j’espérais idyllique. La quatrième anicroche tend à devenir la nouvelle norme climatique : il n’a pas plu depuis plusieurs semaines, l’air est sec et saturé de pollens et de parfums si forts que j’ai ressenti en passant devant les grands lilas en fleurs, un léger vertige.

 

La table sur laquelle j’écris, la chaise sur laquelle je me suis assis, le sol, l’air – tout est couleur safran. Par jeu, pour m’entraîner à cette rentrée chaotique qu’on nous promet après la fin du confinement, et aussi pour tenter de filtrer ces pollens qui m’étouffent, j’ai revêtu un de ces masques que portent désormais les gens qui vont en ville, et dont j’ai par chance retrouvé une boîte en rangeant l’atelier. Je constate aussitôt :

1. qu’il est difficile de respirer avec ce truc sur le nez ;
2. qu’il est pénible de parler ;
3. qu’il est impossible de boire ;
4. que le masque en question est trop grand pour ma petite tête et que,
5. je n’y vois plus rien, d’autant plus que j’ai de la buée plein les lunettes de soleil (dont le port m’est rendu nécessaire par une opération des yeux…).

Je persiste néanmoins, soulevant le masque pour boire le thé brûlant comme une femme son voile, et savourant tout de même la possibilité de respirer sans éternuer.

 

Mon voisin ayant fini de passer la débroussailleuse, on entend de nouveau la clameur des insectes, mêlée aux voix des enfants et aux chants des mésanges, des rouges-queues (un couple de rouges-queues à front blanc s’est posé sur le poirier). Léo et River partent rejoindre leur planque dans les bois, rendez-vous discret de leur confinement d’ados campagnards (et l’on entend de loin leurs grosses voix assourdies par les arbres), Clément et Arsène goûtent sur la terrasse en devisant à pleine voix (on croirait des hirondelles babillant sur leur fil), une sorte de ver blanc grassouillet de cinq ou six millimètres tombe sur le carnet et tortille sous mon nez, à la recherche de la sortie.

 

Calme vivant de ma Vallée, de mon hameau. La brise dans le feuillage tout neuf des bouleaux est un bienfait. Cet air d’étonnement qu’ont les chats lorsqu’ils vous voient installés dehors (quand bien même la scène se répète plusieurs fois par jour), cette façon qu’ils ont de traverser le jardin, comme la petite Siamoise Dana à l’instant, les yeux grands ouverts, la queue et le museau en l’air, puis de se frotter à vos genoux en miaulant (et Dana de sauter à son tour sur la table, mais avec la délicatesse que lui permet sa légèreté), ce bonheur manifeste qui est le leur au retour des beaux jours, je crois que je peux les comprendre. Jamais le jardin ne m’a paru aussi agréable qu’en ce printemps de confinement, où les vacances d’été semblent avoir été avancées de deux mois…

 

Je l’écris pour mémoire, parce qu’avancer sans laisser de traces ne me convient pas – et puis, pour le partage.

 

Arsène et Clément ont rejoint le portique ou, plus précisément, le bosquet de bouleaux et de saules marsault qui le surmonte, et auquel il est encore plus facile de grimper depuis que j’y ai installé la grande échelle en bois entreposée autrefois dans l’écurie devenue ma Cave. « Moi je suis Tarzan! », vocalise une voix aiguë au-dessus de ma tête – et puis, un bruit de chute, une course.

 

Quelque part dans le grand sapin gazouille un oisillon que ses parents s’apprêtent à nourrir. Un coup de vent fait tourbillonner un nuage jaune très lumineux qui passe devant les conifères sombres et s’abat sur les feuilles mortes, au pied des châtaigniers, à l’endroit où furent dispersées les cendres de ma mère. Je constate que le temps a passé : il a fallu (cela paraît inouï) ce coup de vent pour que je pense à elle. Je crois même avoir regardé le cognassier planté la veille de sa mort, il y a six ans, non avec en tête son image, mais en me réjouissant simplement de le voir si grand, et recouvert de ces fleurs qui, en principe, ne s’ouvrent que plus tard, mais dont plusieurs sont pleinement épanouies (il va encore falloir que je modifie ma « Lettre ouverte aux quatre vents » qui évoque la floraison du cognassier en mai…).

Je regarde ces fleurs rose pâle. On a peine à croire, en les voyant si fragiles, si discrètes, qu’elles donneront cet automne les rutilantes pommes d’or dont on fait l’an passé tant de gelée qu’il en reste encore quelques pots. On pourrait ici introduire un long développement sur la force qui naît de la fragilité, et toute cette sorte de choses, mais le jardin en avril n’incite pas à la dissertation : juste à la contemplation – ou bien à la sieste, si j’en juge par les trois chats de la maison, tous roulés en boule ou étalés dans l’herbe, ainsi qu’au jeu si l’on en croit les enfants, aux travaux du jardin si on regarde N. affairée au pied du grand poirier ou Reinhardt qui bêche son potager, ou encore au chant si on considère les mésanges que je n’ai pas pu m’empêcher d’appeler (de « pschitter », comme disent les ornithologues) et qui cabriolent devant moi sur le prunus et dans le tilleul.

 

Le tilleul en feuilles – le tilleul entièrement recouvert de feuilles qui ont déjà atteint leur taille adulte, mais qui, vieilles de quelques jours à peine, sont encore toutes fripées et d’un vert tellement tendre, tellement vif et clair qu’on n’en revient pas, qu’on ne trouve aucun mot pour le décrire ou pour dire à quel point il nous touche (j’ai, ailleurs, risqué le seul rapprochement qui me semblait pertinent en évoquant le vert clair des feutres que j’utilisais pour mes dessins d’enfant, car il y a là quelque chose en rapport avec l’enfance, mais il faudrait une comparaison plus naturelle, il faudrait plutôt songer par exemple au vert vif de ces chenilles, surtout certaines d’Amazonie vraiment extraordinaires, qui, elles aussi, sont liées à la jeunesse puisqu’elles sont des papillons pas encore transformées et parce que ce sont les enfants et les naturalistes qui leur prêtent vraiment attention), ce tilleul en feuilles, donc, qui vient de faire irruption dans ma page et mon champ de vision, me comble de joie.

 

J’aime ce moment où le printemps commence à basculer vers l’été, où les feuillages enfin protègent des regards et du plein soleil – car, depuis la Guyane, j’aime moins les terrains découverts et davantage le fouillis des sous-bois, j’aime que ma maison soit ainsi entourée d’arbres, j’aime tant cela que je ne protesterais même pas si la vue qu’on a encore ici sur les crêtes de Belledonne, sur la Chartreuse en face, sur le Vercors même au loin quand le temps est très clair, était entièrement reprise par les arbres…

 

À main droite mon voisin a troqué la débroussailleuse pour sa guitare, dont les notes discrètes accompagnent les rumeurs de la forêt et du jardin. River et Léo sont encore là-haut derrière les châtaigniers (ceux-là sont inséparables depuis plus de treize ans…), Clément et Arsène poursuivent leur jeu.

 

C’est la magie de l’écriture que de pouvoir partager de tels moments, dont il ne reste jamais au bout du compte que des échos, si bien que les recueillir est au moins aussi important que les vivre. Je me dis que vivre sans écrire, ou écrire sans vivre, ne m’intéresse pas du tout.

 

 

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