Plus que le vert rutilant de la montagne après l’orage m’étonne la vigueur qui éclate dans tout mon corps sitôt que résonne le martèlement du baton sur les cailloux. Comme la pluie et le soleil en juin mon crâne est le théâtre de tant de discrètes tempêtes que l’apaisement qui leur succède me semble chaque fois un petit miracle (mais j’exagère beaucoup, ce n’est que la marche, la marche ordinaire des choses). Toujours est-il que la perspective d’aller crapahuter là-haut sur le Granier, point de repère essentiel de mon paysage quotidien, me fait avancer sans effort sur ce chemin un peu raide (on ne passera par l’Alpette qu’au retour).
À mesure que la forêt s’amaigrit, les falaises se dénudent, dont le calcaire gris clair prend si bien la lumière. De beaux visages d’indiens sculptés surveillent notre progression, il fait un temps à s’envoler – quelques parapentistes chevronnés voltigent entre deux nuages. On traverse les grottes froides, on remonte la cheminée. Premières gentianes de Bavière, d’un bleu si intense, parmi la paille printanière ; premiers pépiements de merles à plastron. On remonte lentement le plateau, à la recherche du meilleur emplacement pour bivouaquer, ce qui suppose un petit bout de terrain plat et herbeux non loin d’un névé qui fournira l’eau du repas et du thé ; on le trouve finalement, tout au sommet, chambre sans toit et sans fenêtre avec vue panoramique sur le monde…
Soleil couchant
à perte de vue les martinets à ventre blanc
fendent l’air sans obstacle
Sans obstacle le vent
sans obstacle l’envol
la vie sans obstacle
se déploie ici
où l’on est arrivé juste à temps
ni trop tôt
ni trop tard
à l’âge idéal à l’heure
où tout coïncide
où tout se rejoint
comme les deux aiguilles à midi à minuit
coïncident –
c’est cela que souligne
le cliquetis des martinets
pendant que siffle dans la casserole noircie
la neige prise au névé à deux pas de cette vire
d’où l’on surplombe notre vie
comme des martinets
à trois-cent soixante degrés
Ce thé fumant est le meilleur du monde
et le lent soleil d’été qui décline
sculpte les plus belles formes
les plus belles ombres
et nous baigne d’une lumière divine
Divine est la vie à l’abade
fugace est la lumière
et précieux cet instant
où l’on répète pour soi-même
il n’est pas trop tard
il n’est pas trop tôt
Le thé noir fume dans la tasse de métal
le repas de la vie est servi
on ouvre grand le bec et on
fonce en aveugle
dans l’espace sans obstacle
pour tout dévorer
Silence strident
comme un long cri de martinet mental
les longues rivières d’ombre
serpentent dans la combe
cependant que les sommets
flottent dans la lumière
le mont Blanc flotte nuage
et c’est un soir à s’envoler…
Même sans toit, même sans murs, on se refait pourtant une protection de paupières, de plumes d’eider et de pensées à l’intérieur desquelles on se recroqueville, dépassé par la démesure du dehors et détaché de cet incroyable mouvement de bascule qui fait qu’à cinq heures – un peu avant, un peu après – la ligne noire des montagnes de nouveau se nimbe d’un liseré bleuté qui pâlit, rosit, s’empourpre, se teinte d’oranger, cependant que les avions tracent sur la page vierge du jour renaissant leurs paraphes roses. Cela se célèbre presque en silence, sans clameurs éperdues, sans aucun appel (si ce n’est celui, vite arrêté, d’un coucou) qui vienne troubler le ronflement sourd du gros dragon assoupi du monde, vieille bête qui ne dort ni ne veille jamais tout à fait mais qui bouge et respire, et sur le dos de laquelle on se tient maintenant assis en tailleur dans l’herbe trempée de rosée.
Les premiers pics de Belledonne s’éclairent, puis la dent de Crolles et les remparts de l’Alpette. Comme toujours le soleil en montagne semble surgir par l’ouest, sans qu’il faille y voir le moindre signe d’apocalypse car ce n’est qu’une expérience vécue à chaque escapade, qui étonne, qui émerveille, mais que contredit néanmoins à l’instant l’irruption magistrale de la grosse boule enflammée du soleil qui crève la ligne de Belledonne, vient frapper à main droite les chaussures de marche qui semblent s’animer seules, puis inonde toute la vire. En contrebas la vallée est passée du bleu net au gris indécis : on ne voit plus ni villages, ni forêts, plus rien que les rayons obliques de la lumière. Là-haut la sourde frénésie des avions a repris de plus belle, qui trace dans l’immensité bleue son filet de traits lâches qui ne retient pas le vertige qui nous saisit si l’on s’allonge à nouveau et qu’on se laisse happer par l’espace.
Silence.
Bourdonnement de pensées parasite, puis silence.
Le coucou se tait, le coucou reprend plus loin son chant.
Les vêtements d’ombres tombent, d’où émerge le torse imberbe du mont.
Jour de juin, on se remet en marche en direction de la proue rabotée du Granier – tout le secteur de la Croix est interdit d’accès, tant les risques d’effondrement sont grands (j’en avais fait un poème il y a de cela trente ans…).
Ici l’à pic est terrible. La falaise semble s’effriter à vue d’œil. Très loin en contrebas le passage d’un troupeau de chamois provoque une petite avalanche de pierres. On n’ose se pencher…
Je me souviens d’un cours de lettres à Lyon pendant lequel mon professeur, M. Junod, avait demandé à la classe interloquée à quoi on pouvait bien associer le ravin. On s’approche du ravin, on se penche, on brave le vertige – que voit-on ? Qu’espère-t-on ? Qu’imaginez-vous ? Je m’étais exclamé (non par provocation mais par expérience) : « Des champignons ! », ce qui n’était pas loin de la réponse attendue : « Une fleur » (il faut croire que les vrais poètes sont davantage amateurs de fleurs que de champignons).
J’aurais aussi bien pu dire : un Tichodrome, car l’apercevoir reste (comme voler ou faire du miel pour certains) une de mes obsessions. Le Tichodrome (« celui qui court sur les murailles ») échelette (ses « investigations d’aspect un peu saccadé […] ont valu au Tichodrome le nom d’échelette », écrit Paul Géroudet), c’est une des merveilles de la montagne, « une espèce paléomontagnarde strictement paléarctique, sans équivalent dans le reste du monde » (Wikipédia dixit). On reconnaît au premier coup d’œil son vol fou de gros papillon quand on voit briller le long d’une falaise, contrastant si vivement avec le damier noir et blanc de l’extrémité des rémiges et le gris muraille du reste de son plumage, le petit éclair rouge vif de ses ailes. On sait peu de choses de ses mœurs, de son alimentation (son long bec fin qui rappelle le colibri est évidemment celui d’un oiseau insectivore), et son observation reste rare. Je me souviens de tous les lieux où j’ai eu la chance de le voir : la dent du Chat ou celle de Pleuven, la Combe Sauvage dans le Bargy, plus récemment la montagne de Tigneux lors d’un passage trop furtif, ou, aujourd’hui, le mont Granier.
Un éclair rouge vif… un deuxième… soudain le vide ne m’impressionne plus et je me tapis au bord de la corniche dans l’espoir de mieux voir, de photographier le couple peut-être. J’en serai pour mes frais – seuls les choucas continuent à tourner – mais cela suffit à graver dans ma tête cette image qui, au moment de mettre au net ces notes, supplante celle des chamois surpris peu après dans le chaos des lapiaz.
Je cherche alors, et retrouve, cette photographie prise quinze ans plus tôt dans les Bauges, et dont le flou m’enchante…
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.