Col de la Joux

 

 

Chablais col de la Joux

 

Col de la Joux, on tient, en joue, le passé, le futur. On passe ? On passe outre et on franchit la ligne ? Ou bien – comme c’est tentant – on renonce, on appuie sur la gâchette et, par désespoir sans doute, on joue les soudards ?

 

À peine arrivé sur cette ligne de crête couverte de rhododendrons voici le gypaète qui vient planer dans le ciel intensément bleu, tout près, bien visible. On reste là, à le regarder, à se laisser regarder par l’immense vautour dont la tête basculée vers le bas nous scrute – et l’idée même de la gachette ou de tout gâcher s’évanouit tant le rapace est beau. Salut, broyeur d’os, je sais que j’ai un beau crâne : tu veux venir tâter? Rapproche-toi, pose toi près de moi, patiente un brin et tu verras…

 

On s’assoit à l’ombre d’un observatoire branlant sur lequel on n’ose pas monter, face aux pierriers, aux pelouses, au petit lac. Tout un troupeau d’abondances prend possession du lieu, et la puissance sonore de ces clarines qu’on n’entend d’habitude que de plus loin étonne, puis assomme. Les vaches, elles, ne semblent incommodées que par les mouches, et broutent consciencieusement l’herbe jaune, les myrtilliers couverts de fruits, quelques brins de rhododendrons aussi peut-être par erreur − car elles les évitent a priori avec soin, usant avec délicatesse de leurs grosses langues et de leur museau sensible pour trier leur nourriture.

 

Col de la Joux, donc. On reste à la frontière, et l’on rumine. L’été se termine ici, en musique, concerto de clarines et requiem d’accordéons. Là-derrière voici Samoëns, où est née ma mère ; là-devant ce sont les Aravis, où je suis, disais-je, ré-né. Que ces clarines sont assommantes. Le passé est devant, est derrière. L’été s’achève ici. Il fut beau. Est-ce un début, ou une fin ? On ne sait pas. Il y a de la colère dans les mouvements de tête que font les vaches pour tenter d’éloigner les taons qui les tourmentent, faisant à chaque fois résonner plus fort leurs lourdes cloches : on dirait qu’elles disent non, qu’elles s’exaspèrent de tout, du monde, de leur bovine condition bovine, du silence impossible, du noma-disme imposé – non, non, non, non, non, non, non, vient de digueliner dans les aigus une belle brune à ma droite.

 

J’ai occupé naguère, en bas, une place, que j’avais gagnée par chance après être venu m’isoler une fin d’été dans des alpages qui ressemblent à ceux-là, place que j’ai perdue par déveine, par insouciance, par défaitisme, par bêtise. Mon cœur depuis n’est plus en paix, ne saurait l’être (il n’est pas en guerre pour autant, et il n’avait jamais auparavant été vraiment apaisé qu’en quelques rares moments de paradis précaires, puis tout a empiré). Assis dans le creux de ce col me revient une fois encore l’envie d’une très longue retraite solitaire dans quelque chalet sans confort (on sacrifie décidément trop au confort), moine sans foi, berger sans moutons, vigie sans vision, sans avenir. Je marcherais à la rencontre de l’enfant, du jeune homme d’autrefois et, mon dieu, je crois que nous nous retrouverions finalement, au détour d’un col pareil à celui-ci, nous nous reconnaîtrions et cheminerions ensemble, réunis, rassurés, apaisés, sur la pente raide de l’un de ces entiers montagnards qui semblent mener au ciel, et notre vie promise à tous les bouts du mondes, notre vie sauvage, battrait de nouveau sa pulsation primordiale.

 

Col de la Joux : je ne veux pas la paix, ni la guerre, ni le bonheur, ni le malheur – juste l’espace. Les vibrations de la lumière sur les rémiges tendues du gypaète filant sans effort d’un bout à l’autre de l’immensité. Le chant de l’alpe, à perte de vue. Le cri de l’aigle. Le sauvage.

 

Les ombres cependant soulignent en noir le sentier qui serpente à travers les arcosses, sentier de redescente. Tu peux toujours faire le malin, avec tes rêves d’une vie plus vaste qui te ramèneront in fine, amer, aigri ou demi-fou, jusqu’à ta grotte, ta caverne, ta cave, où tu n’auras plus pour te nourrir que le foin sec de tes souvenirs.

 

Pour mémoire, donc : le col de la Joux – ses rhododendrons, ses myrtilles, le vol du gypaète au-dessus de l’affût démoli, les vaches en cercle autour du campement, le jeu des enfants qui couraient dans l’alpe au dernier jour d’été, indifférents au tourbillon d’incertitudes dans lequel toi tu te débattais.

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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