Paris me fait marcher (décembre 2022)

 

3.

 

 

Le temps a changé, il fait gris de nouveau et l’on va vers la pluie. Je regarde le vol lourd, puissant, rectiligne, d’un grand cormoran qui remonte la Seine, puis une fine mouette m’arrache au vacarme des voitures qui commence à me fatiguer et auquel les sirènes d’un camion de police aussitôt me ramènent, il y a toujours des sirènes qui sonnent ici, toujours trop de bruit, même dans ce jardin de Bercy où il faudrait que les oiseaux chantent bien plus fort pour se faire entendre. Des mésanges ont quand même fait leur nid dans les buissons et pépient, on les entend en tendant l’oreille et l’on entend aussi une rumeur de corneilles, dont trois spécimens s’élancent d’un arbre et lancent vers le ciel une protestation retentissante qui suffit à faire reculer les voitures de cinquante mètres (c’est juste parce que je me suis éloigné du boulevard, mais il n’empêche qu’il fait plus calme ici). Un grand lévrier traverse de toutes ses forces l’esplanade devant le palais omnisports de Bercy, pour rejoindre un malinois avec lequel il se met à jouer.

Un manège arrêté. Des valises qui roulent. Une femme seule qui fait la danse de la grue. Je salue en passant la cinémathèque, où je ne m’arrête pas. Brouhaha, brouhaha…

D’un brouhaha à l’autre j’entre dans un restaurant italien à la suite d’un jeune couple dont la vue m’emplit d’une prévisible nostalgie. Je m’installe seul à une table, accueilli par Mathieu Amalric, le patron, qui parle en italien, m’alpague un peu trop chaleureusement, un peu trop familièrement, cela me fait penser au vieil homme roux qui interpelle Aschenbach au début de Mort à Venise, est-ce que par hasard il aurait l’impression de m’avoir découvert, mis à nu, alors qu’il n’y a rien à découvrir et que je suis tout limpide, transparent, tout seul assis à cette table ou faisant mine d’être tout seul, car au fond ce n’est qu’un rôle que je me donne sur le moment puisque, de fait, je ne suis plus du tout seul ? Le serveur aussi a la tête de Mathieu Amalric, en plus jeune, et le deuxième serveur également, je suis entouré d’Amalrics aux voix doucereuses, légèrement inquiétantes, ce qui relève sans doute d’une mise en scène : il y a une citation de Fellini à l’entrée du restaurant qui aurait dû me mettre en garde, je suis certainement victime d’un canulard, d’une caméra cachée, d’un piège à cinéphile, car je reconnais cette fois le client suivant qui vient d’entrer, que je regarde avec un air tellement interloqué qu’il le remarque et me regarde à son tour : Satyajit Ray sur la fin de sa vie, à l’époque de son dernier film Agantuk, avec les yeux cernés, un peu bleuis, comme Proust sur son lit de mort. Satyajit Ray va s’asseoir à ma droite. Les Amalric père et fils tournent autour de nos tables. Le jeune homme du couple à main gauche a le visage d’Alain Delon jeune, une boucle à chaque oreille et ses cheveux font des boucles brillantes, il y a des boucles partout dans ce décor, dans les guirlandes du sapin, dans les motifs des assiettes…

Brouhaha, brouhaha, il y a trop de monde à présent, trop de voix dans ma tête et tout autour de moi. Je pense décidément que tout ce qui est en train de se passer a été concerté, Fellini à l’entrée, Amalric, Satyajit Ray, ce rôle que je suis en train de jouer d’un quidam tout seul en train de manger vite : c’est certainement parce que je suis passé devant la cinémathèque sans m’y arrêter tout à l’heure, et aussi devant le grand cinéma MK2 sans aller voir un film alors que j’aurais eu le temps, naguère je n’aurais pas hésité, mais j’avais bien trop peur d’arriver en retard. C’est une vengeance, ou quelque chose comme cela. Une petite fille, celle de l’un des deux serveurs qui lui-même doit être le fils du patron, m’apporte un café fort qui, au lieu de me ramener à la réalité, me donne l’impression que tout devient encore plus fiévreux. Il faut partir, s’arracher à la chaleur du restaurant et à ce petit sortilège cinématographique, s’échapper…

 

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