Paris me fait marcher (décembre 2022)

 

5.

 

 

Retour sous la pluie froide avec d’autres livres à la place de mes livres (j’avais apporté les miens, on m’a en retour offert quelques volumes de la Chambre d’échos, Derrière le portail vert de Marion Fontana, Heddad de Sébastien Ménestrier et le beau livret illustré Guérir de l’hôpital de Francis Bérezné).

Marche lente entre les lueurs, « la pluie âcre transperçait mes paupières fragiles ». Il ne faut pas baisser la tête. Éviter les passants, les vélos, l’accident. Je remonte ou je redescends, je ne sais plus, le boulevard Diderot. Amas de vélos fracassés sur le trottoir. Vacarme encore de poubelle dans ma tête, toutes les têtes sont des poubelles pleines de paroles froissées mais dans ma tête moi il y a maintenant l’écho des paroles échangées avec Florence Pétry et Jean-Michel Humeau dans le petit bureau de leur havre, ces bribes de récits, les images des tableaux de Francis Bérezné, le petit portrait jaune avec fond noir et pied de nez surtout, on ne sait alors pas s’il nargue le destin ou si c’est le destin qui le nargue, qui vaincra, dans la vie l’individu a perdu, a fini par se pendre, mais il reste ses images, ses livres, ses pieds-de-nez.

C’est fait, c’est lancé, j’ai les épreuves à relire et corriger dans mon sac. Moi qui marchais trop vite je constate qu’on me double de tous côtés, ce qui me fait comprendre que je marche à présent trop lentement, c’est dur de s’accorder au rythme des autres, de suivre leur pas, leurs paroles, leurs attentes, de les comprendre : par exemple, je ne comprends pas du tout pourquoi les livres de Bérezné n’ont pas fait l’objet dans la presse d’articles enthousiastes, les journalistes trouvaient ça étrange parait-il, étrange, ce qu’on disait aussi d’Annkrist, alors que je trouve cela beau, évident, évidemment beau.

Tout de même je suis soulagé car je crois que j’ai dit l’essentiel de ce que j’avais besoin de dire sur la voix amicale de Francis Bérezné, sur nos affinités, j’ai juste peur d’avoir un peu trop parlé (par exemple ce n’était sans doute pas la peine de raconter l’histoire des araignées et des faucheux, c’était du bavardage, j’aurais dû le garder pour moi).

Il faut cependant que je reste vigilant à ce qui m’entoure, je ne peux pas me relâcher encore. Comment savoir si je peux traverser et où il faut marcher lorsque les feux ne fonctionnent pas ? L’angelot doré de la Concorde brille dans la nuit sur fond de nuages fauves, c’est peut-être facile comme image et clinquant comme décor mais cela me touche. Je traverse le pont de l’Arsenal, Annkrist chante plus fort dans ma tête. Boulevard Morland il n’y a plus personne et la rue Crillon évoque un grillon cramé. Sur la plaque glissante j’ai manqué m’étaler mais le corps va bien, je marche souplement, j’aime cette chute horizontale prolongée de la marche bipède avec ses petits rebonds, le corps va vraiment bien mais c’est l’esprit qui n’en peut plus de ces klaxons, de ces sirènes, de ces lumières, de ces reflets, alors je regarde la partie la plus sombre de la Seine à la pointe de l’île de la Cité.

Partout ressurgit la menace car le champ se restreint, franchement embouteillé. Elle fait du bien, cette grande esplanade nue devant l’institut du monde arabe. La pluie cependant a cessé, la pluie d’eau tout au moins, remplacée par une pluie intermittente de vieilles feuilles brillantes. Au passage piéton, un petit couple d’amoureux s’embrasse et néglige de passer quand le feu devient vert. Histoires sans fin. L’écriture aussi est sans fin, Proust n’a écrit le mot fin que pour se donner toute liberté d’écrire jusqu’à son dernier souffle, creusant par le milieu, prolongeant comme on prolonge un baiser peut-être.

Sensation. Métaphore. Mémoire. Une jeune fille reproche à un jeune homme de s’acheter une glace au lieu d’aller au manège avec elle. « Marche, marche, chante la nous encore ta rengaine. » « Et moi j’ai marché dans les villes. » « Moi je marche dans la ville. » « Paris, je suis en vie ! » « La rue, la rue m’attire malgré moi, et je vais sans savoir pourquoi au hasard dans la rue ! » Je viens de croiser mon double de quinze ans en chapeau noir et dahlia blanc qui chantait Guidoni en virevoltant, prenant la rue pour une scène, mais il ne m’a pas reconnu. « Place des Gobelins, tu perds ton sang devant trois ou quatre noctambules », prononce Jacques Bertin, mais je m’en sors encore sans encombre sous l’œil sombre de Louis Garrel grimé en Caravage.

Puis en une lente diagonale je passe le long de la prison de la Santé illuminée, avec des rubans qui vont de fenêtre en fenêtre et derrière les grilles les silhouettes noires qui font de l’exercice, qui palabrent, qui semblent protester, les bras croisés derrière les barreaux, qui font peur. L’essuie-glace d’une voiture arrêtée lâche des cris de mouette et il bruine à nouveau. À Denfert je retrouve Louis Garrel qui fait toujours la gueule, ainsi que le grondement et le rugissement des voitures sur les pavés. Cinq chiens jouent dans un square. Je répète, c’est un message codé : cinq chiens jouent dans le square, comprenne qui pourra. Les illuminations s’éteignent, c’est mon dernier soir de fête rue Daguerre, où je redis adieu à ma mère devant la fresque de Varda.  Adieu au square de l’aspirant Dunant, Paris de ma mémoire, je ne reviendrai jamais. On devrait interdire ces petits manèges qui tournent avec un seul enfant en hiver, ces crève-cœurs, ces essoreuses à sentiment…

 

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