Paris me fait marcher (décembre 2022)

 

2.

 

 

Premiers pas de flânerie matinale rue Mouton-Duvernet, sous un ciel bleu pâle moucheté de nuages fauves. La boulangerie « Le temps et le pain » est toujours là, puis voici la bouche de métro où ma mère a dit adieu au temps heureux des spectacles et des marches dans Paris, à Agnès et Valérie, à la vie.

Je quitte le boulevard Leclerc pour la rue du Couédic, un beau nom breton, où ne passent encore des pigeons. Toujours reviennent ces sensations de mer, comme s’il y avait un port au bout de la rue là-bas, derrière la grande grue. Au faîte d’un immeuble couleur crème rendu ocre par le soleil du matin, des oiseaux que je n’identifie pas mais qui sont sans doute des perruches criaillent. Je me rapproche de la grue, me laisse assourdir par le vacarme des travaux. C’est vrai en un sens qu’on va vers la mer puisque je me dirige vers la Seine. Avec une précision prodigieuse la grue dépose sur le bitume une offrande du ciel. Cet immeuble en amphithéâtre ne semble avoir été construit que pour accueillir les rayons du soleil levant, répercutés peu à peu par les fenêtres alors que l’astre lui-même demeure encore invisible. Dans la montée une voiture cale en s’arrêtant pour me laisser passer.

Boulevard Saint-Jacques, la fusée éclairée en blanc froid d’une trottinette bouscule le paravent en carton qui protège un peu des regards un clochard emmitouflé dans sa couverture.

Il est facile maintenant de trouver son chemin, il suffit de suivre la ligne du métro aérien et l’on peut se laisser aller, regarder dans le ciel les traînées des avions, voir à quel point les falaises vertes de cet immeuble prennent bien la lumière.

Pour limiter les risques de collision avec un vélo une trottinette, je marche désormais dans l’alignement des platanes : je les évite au tout dernier moment, ce qui est assez facile puisqu’eux ne bougent pas, mais il faut que je prenne garde aux déjections des chiens…

« Comment sauver le monde ? » Une feuille tombe en silence dans le vacarme de l’avenue Blanqui.

Une vieille femme à l’air absent et au visage défait promène un tout petit chien. Devant moi quatre autres promeneurs de chiens, et encore un autre à main gauche, trottinent derrière leurs animaux, dont c’est l’heure de première sortie manifestement. Un ouvrier répare un feu de signalisation, la petite lumière rouge de son casque clignote entre les platanes dénudés. Une cloche sonne assez grave et rend solennelle l’arrivée du soleil rue des Cinq Diamants. J’aime beaucoup cette petite montée rue du Moulin des Prés, au bout de laquelle on imagine une plaine infinie. Un homme balaye rageusement les feuilles trempées des platanes, tâche absurde. Place d’Italie, une femme jette son masque au sol. Partout, la lumière et l’espace. Odeurs de cuisine chinoise, de cigarette et de goudron mouillé. Un homme penché au balcon du 11e étage d’un bâtiment gigantesque regarde tout en bas le peuple des passants. Sensation de vertige, en ce monde étrange entièrement façonné par l’être humain, même les bêtes que l’on croise, même les arbres, et si l’on regarde le ciel il y a encore les traces des avions.

Cette fresque d’une Marianne qui pleure, boulevard Auriol, je m’en souviens : des militants avaient rajouté des larmes sur l’œuvre originale, peinte après les attentats du Bataclan, que l’artiste américain avait ensuite restaurée en ajoutant une larme en songeant cette fois à tous les démunis qui dorment dans les rues de Paris…

Les cris aigus que j’entendais tout à l’heure sont bien ceux de perruches à collier, j’en suis à présent tout à fait certain parce qu’un vol vient de passer près de moi en piaillant. Un homme crache, je me souviens à quel point cela pouvait me choquer lorsque j’étais enfant. La raffinerie Say ici fabriqua jusqu’en 1968 des tonnes de sucre, parait-il. Une mouette suit la ligne du métro aérien presque sans battre des ailes. Rue Chevaleret le soleil enfin émerge pour de bon : je bifurque aussitôt dans sa direction, qui doit être aussi celle de la Bibliothèque Nationale (en tout cas je l’espère). Mon intuition est bonne : j’aperçois derrière les immeubles les quatre tours de la BNF.

Je ne suis pas venu ici depuis l’année de son inauguration, en 1995. Je me souviens avoir pensé le plus grand mal de ces bâtiments raides censés figurer des livres ouverts mais qui me semblaient et me semblent encore d’une raideur stalinienne : la culture vue comme une citadelle. Je me souviens des buissons encagés, de ma colère à cause du bois exotique et du jardin écrasé au fond d’un puits inaccessible… Je constate que les buissons n’ont pas grandi, comment le pourraient-ils, toujours enfermés dans leurs cages – j’avais voulu mettre une pancarte : « Attention, buissons méchants ». Sur l’esplanade les tours tout de même prennent bien la lumière et le lieu est tranquille, quoique désespérément dépourvu de végétation – à part, enserré dans son trou sombre, le pauvre jardin de la Bibliothèque en lequel il est difficile de ne pas voir un symbole de l’asservissement de la nature par la culture, mais qui me rappelle aussi étrangement la réserve naturelle de Chapado dos Guimares dans le Pantanal, parce qu’il y a là-bas un gouffre où tombe une chute d’eau de quatre-vingt six mètres et où une forêt tropicale a pu prospérer au sein d’un plateau par ailleurs quasiment désertique.

À l’intérieur de la bibliothèque la lumière n’arrive toujours pas, il fait nuit même en plein jour, si bien que les lecteurs désireux de travailler avec un peu de lumière naturelle s’installent dans le couloir qui ressemble à celui d’un hôtel un peu trop fréquenté. Je découvre cependant avec émotion les brouillons et les paperolles de Proust, que je n’avais jamais vus qu’en reproduction. L’exposition suit chronologiquement les différents volumes de La Recherche, dont je relis des passages, tentant de déchiffrer les pattes de mouches proustiennes. Quelques amateurs font de même, inclinés sur les vitrines avec gravité, mais de salle en salle retentissent les appels et les bips incessants des talkies-walkies de la sécurité, à tel point que l’on se croirait sur un terrain d’opérations militaires plutôt que dans une bibliothèque. Sans se soucier du public présent, deux surveillants de salle extrêmement mal élevés se livrent à une conversation privée stupide et vulgaire qui achève de me déconcentrer, je finis par mettre les bouchons d’oreilles qui ne me quittent plus et sont bien utiles dans ces cas-là, puis je m’empresse de quitter ce lieu qui, décidément, ne me revient pas.

 

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