Paris me fait marcher (décembre 2022)

 

4.

 

 

Claquements d’ailes dans le gris, trilles d’un merle, cri d’une petite fille, tous les sons me rentrent directement dans le crâne. J’arrive cependant très vite devant l’impasse Mousset. D’abord je suis un peu déçu, car les pavés en ont été en partie retirés, tout est en travaux, et le lieu ne ressemble pas à l’image que je m’en étais fait en glanant quelques renseignements sur Internet, celle d’un « coin de campagne préservé de la folie immobilière par les héritiers d’Offenbach », d’une « douce enclave du 12e arrondissement » où « Florence Pétry et Jean-Michel Humeau cultivent leur potager » ; puis je comprends que ces pavés, on est en train de les remettre, pas très adroitement si je puis en juger, mais c’est quand même déjà terminé au fond de l’impasse.

Il y a ici un studio de cinéma, et Jean-Michel Humeau, co-fondateur des éditions de la Chambre d’échos, est réalisateur et directeur de la photographie. Il a fait des films sur mai 68, et ce documentaire sur les Lip que nous avions tant aimé, avec Josette, il y a une quinzaine d’années (L’imagination au pouvoir – mes parents se sont rencontrés à une manifestation de soutien aux LIP en grève et je conserve à mon poignet une montre Dauphine LIP, trésor de guerre du mouvement mené par ces gens dignes et courageux). D’ailleurs, me dis-je, les pavés arrachés doivent être un hommage à mai 68, cela fait partie de la mise en scène, et si d’aventure on lit un jour ces lignes on pensera que tout a été fait extrait, après coup, pour filer la thématique cinématographique, alors que pas du tout, j’avance simplement dans cette impasse au bout de laquelle je m’étonne de ne pas trouver d’issue, ce qui est pourtant fréquent pour les impasses, après quoi je fais demi-tour et me retrouve à nouveau dans la rue.

La cohue m’accable de plus en plus et je me dis que ce qu’il me faudrait vraiment trouver en attendant l’heure du rendez-vous, c’est un lieu tranquille, pas un bar, surtout pas, mais un tout petit square sans personne, avec très peu de sollicitations. Une fois de plus je suis très en avance, 1h30 à attendre, et je tourne en rond un peu nerveusement…

Le temps. Le temps passe. Le temps presse. Marcel n’a pas pu terminer les corrections de La prisonnière et Albertine disparue, qui sont pleins de redites et de radotages sur la jalousie, ce sont les rares pages de La recherche qui ne me parlent absolument pas, qui me semblent même donner de l’amour une vision aberrante liée seulement aux spécificités de l’individu Proust, alors que ses réflexions sur le temps sont universelles.

Le temps presse, disais-je. Est-ce que j’aurai le temps et la force de faire ce que j’ai à faire, d’écrire ce que j’ai à écrire, de revenir sur ce que j’ai raté ? Hier j’ai compris grâce à Valérie que je m’étais trompé à propos des faucheux dont je note, dans Le grillon de l’automne, la supposée « curiosité » : « Lorsque j’écris, il y en a toujours un qui s’approche du stylo, le tâte du bout de ses deux pattes avant, puis court se cacher derrière la table. Cet inoffensif arachnide me semble d’une invraisemblable curiosité. » D’abord, ce n’était pas des faucheux (qui sont des opilions sans venin, sans soie, avec l’abdomen et le céphalothorax soudés, et non des araignées) mais bien des Pholcus aux longues pattes, qui font des toiles ; et ensuite les dites araignées n’ont aucune raison particulière de s’approcher d’un bipède qui écrit sous une lampe et qu’elles perçoivent à peine. J’aurais donc rêvé ? Ce n’est pas tant l’inexactitude naturaliste qui me gêne, même si elle me gêne, que de m’être probablement laissé berner par la mémoire. Je formule l’hypothèse suivante. J’ai écrit Le grillon de l’automne cinq ans après le séjour en montagne qui y est relaté, depuis la Guyane, en m’aidant seulement du tout petit carnet que j’avais tenu là-bas à La Giettaz. En Guyane, j’avais probablement en tête Le poisson-scorpion, avec toutes ces histoires d’insectes dont Nicolas Bouvier se sent si proche ; peut-être qu’une araignée que je croyais être un faucheux est passée par là à ce moment, peut-être que j’en parlais vraiment dans le petit carnet (il faudrait vérifier). Cette histoire autour de la curiosité supposée des faucheux, sur laquelle j’ai glosé souvent par la suite, serait une fiction involontaire née de ces hasards. Je m’étais méfié de mon histoire de grillon, dont je soupçonnais qu’elle fût une invention a posteriori, je dis dans le livre qu’il n’y avait peut-être pas de grillon, que je l’invente après coup, et je parle « de tous les insectes fourmillants de mes rêves », mais il faudrait revenir sur cette histoire de faucheux. Si l’on fait, comme je le voudrais, une nouvelle version du Grillon de l’automne pour les vingt ans du livre en 2024, il faudrait ajouter quelque chose à ce sujet, coller des paperolles à l’intérieur du livre, corriger, nuancer. Je voudrais bien aussi écorner l’image trop lisse que je donne du narrateur (car en ce temps-là je rabotais, je rabotais, j’enlevais tout ce qui semblait personnel ou bavard, mon idéal était le haïku), en faisant mieux comprendre ce qui est à peine suggéré, les raisons pour lesquelles cette attirance fantasmée, à distance, pour la figure féminine qui finira par le rejoindre a quelque chose de miraculeux, il faudrait glisser là quelques allusions à ses blocages, à ses peurs, quitte à écrire un autre livre…

Tout en songeant ainsi je marche mécaniquement vers une petite place, me glisse derrière une église moderne en direction d’immeubles en briques qui me plaisent, et voici qu’il apparaît comme par magie, comme si là encore tout avait été préparé, le petit square de mes rêves : un cercle bien pavé avec un seul banc près duquel un merle chante. Je m’assois. Il y a un gamin qui joue avec un ballon qu’on entend résonner dans mon dos. Grand calme. Petite bise. Battements d’ailes encore des pigeons. Je me détends, je m’apaise.

Bientôt je quitte le tout petit square pour un autre tout proche, plus grand, avec une fontaine en forme de dauphin, sans eau bien sûr en cette saison, mais où tous les pigeons font parade. Je tourne autour de la fontaine. Derrière la haie bien taillée un papa fait tourner son enfant au tourniquet, et l’enfant rit mais on ne l’entend pas. Un vent froid agite les arbres pas encore tout à fait dépouillés de leurs feuilles d’automne. Passe un goéland gris le long de la falaise de l’immeuble. Passent un gros monsieur avec ses deux enfants, puis un jeune garçon à l’allure décidée, air hautain, cheveux au vent — qui passe dans un sens, puis repasse dans l’autre, il a l’air décidé mais ne sait où il va. Les immeubles atténuent la rumeur de la ville. Le ballon continue de résonner interminablement et je perçois maintenant les rires de l’enfant que je n’entendais pas, les talons d’une femme, des battements d’ailes encore.

Moi je tourne et tourne sans un bruit autour de la fontaine. Je suis bien, maintenant, et le monde m’oublie. Les pigeons se sont massés sur la sculpture du bassin qui n’est pas un dauphin mais une baleine, je m’en aperçois maintenant, et je vois aussi que le temps l’a usée car beaucoup de carreaux bleus ont été arrachés et maculent la statue de plaques marron, comme des incrustations de berniques, mais ce n’est que le travail du temps. Les pigeons se servent de la queue de la baleine comme d’un perchoir, tout ce square et ces nids à humains creusés dans la falaise ne sont pour eux qu’une aire où parader. Un goéland crie, une femme au balcon du seizième regarde en direction du ciel. Ça fraîchit, ça frémit, comme un souffle de neige, puis la pluie tombe à nouveau. Je replie mon cou dans mes ailes et laisse venir l’averse.

 

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