Paris me fait marcher (décembre 2022)

 

6.

 

 

Matin mouillé dans la cohue de neuf heures et les parfums doucereux des cigarettes électroniques. C’est hier soir que j’ai dit adieu aux souvenirs du 14e, au square, à la rue Daguerre, à la fresque de Varda et au lion de Denfert. Je n’aurai plus de raison de revenir ici, plus de raison de descendre ou monter le boulevard Arago, et c’est donc ma dernière dérive dans ces parages, entre deux explosions de tintamarre urbain et deux poches de silence. Des véhicules de l’administration pénitentiaire passent en mugissant, je pense à l’évasion. La prison ce matin est à peine moins inquiétante qu’hier soir. Cette fois on voit des drapeaux aux fenêtres, des objets qui sont restés accrochés au mur. Je salue en passant mon fantôme d’hier soir qui marche en sens inverse de l’autre côté du trottoir en s’inquiétant des silhouettes.

Ici personne ne me connaît, ne me reconnaît, même les fantômes ne me reconnaissent pas. Un policier interpelle : « Bonjour Monsieur ! », et je crains un instant que cela ne s’adresse à moi, il va me contrôler, me demander ma carte d’identité, « Mais pourquoi ?… Excusez-moi, je suis un peu nerveux parce que je dois prendre le train et il me faut marcher encore un moment, je suis très en avance mais j’ai quand même peur de le rater, j’ai toujours peur de rater le train »… Si je dis cela je vais paraître suspect, il va vouloir fouiller mon sac, rien de tel que d’avoir peur de paraître suspect pour le devenir et c’est ainsi qu’on vous prend pour un menteur alors que, disant la vérité, vous avez simplement craint de ne pas être cru…

L’interpellation cependant ne se renouvelle pas, qui ne s’adressait pas à moi, et je poursuis mon chemin. Personne n’a rien vu, personne ne me voit. Une femme tousse sous son masque. L’une des deux chaussures du type qui marche devant moi grince affreusement, un pas sur deux est une plainte. Un clochard me regarde passer avec un air hostile, je pense qu’il regarde tous les passants avec cet air-là, je pense aux clochards qui traquent l’assassin dans le film de Fritz Lang, à tous ces regards qui sont braqués sur vous quand vous croyez être invisible, je pense à tous ces gens qui entendent les voix qui vibrent dans ma tête alors, par prudence, par épuisement et parce que la gare approche, finalement je me tais.

 

Paris, 21 au 23 décembre 2022

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