Jean-Pierre Siméon

 

« LA POÉSIE SAUVERA LE MONDE »

(rencontre avec Jean-Pierre Siméon)

 

Le monde,
n’implorez pas, ne consolez pas le monde.
Vous êtes plus utiles dans le miroitement.

Jean-Pierre Siméon, Le sentiment du monde.

 

Ce matin de novembre la lumière frappe les crêtes du Granier et de l’Alpe d’une blancheur nouvelle. Une fois de plus prendre le train fait entrevoir des bribes d’autres vies (ces maisons, ces visages sans noms…) et permet d’agrandir en douceur son espace habituel ; et puis, pour qui a la manie des fenêtres, le train est une source infinie de contentement…

Ce n’est cependant pas le seul attrait d’un petit périple ferroviaire qui m’a aujourd’hui fait quitter mon ermitage montagnard, mais l’espoir et la nécessité de la rencontre – en l’occurrence, d’une journée de rencontre avec Jean-Pierre Siméon à la Maison de la Poésie. Je propose ici, pour mémoire, un résumé rapide et assez libre des propos tenus par Jean-Pierre Siméon sur la poésie et sur le rôle qu’elle pourrait être amenée à tenir à l’école (c’était le sujet) et au sein de la société.

 

De quoi parlons-nous quand nous parlons de poésie ?

Jean-Pierre Siméon, qui a été enseignant, sait à quel point le malentendu est immense – et malheureusement entretenu par l’école. Pour la grande majorité des gens, la poésie, en tant que « genre littéraire », est une manière jolie de s’échapper de la réalité, un « supplément d’âme », une façon plus ou moins élégante d’ « exprimer des sentiments » ou de « communiquer un message ». Cela naturellement ne dérange personne (mis à part les poètes, pour qui c’est plus ou moins insupportable). Pour arracher la poésie à ce type de réduction, il convient d’abord de partir de sa dimension expérientielle.

La poésie est d’abord une expérience, une sorte de « geste humain premier » dirigé vers ce que Rilke nomme l’Ouvert, ou une manière d’habiter pleinement  le monde − et Jean-Pierre Siméon de citer Hölderlin : « nous cheminons vers le sens si nous habitons en poète sur la terre ». Elle est « exploration obstinée, continue et jamais satisfaite de la réalité » (je cite toujours Jean-Pierre Siméon), relation au réel ouverte et dynamique. Le poète est celui qui perçoit les relations entre les strates du réel, au même titre que le biologiste ou l’astrophysicien. Contre les représentations statiques de la réalité, il incarne un questionnement perpétuel, porteur aussi d’effroi, devant le caractère mouvant du monde. Cette « étreinte farouche de la réalité », cette « tentative pour contenir, pour comprendre, pour saisir l’insaisissable », ce geste d’enfant est le geste du poète.

Le langage dominant organise le réel – ce qui est indispensable et parfaitement sain. C’est un langage univoque et globalement monosémique, qui demande clarté et efficacité, et qui répond à des exigences sociales légitimes. Mais ce langage cherche l’exclusivité parce qu’il nous rassure, parce qu’il fait écran à la peur qu’on éprouve peu ou prou devant tout ce qui nous excède. Il tend finalement à figer le réel dans des définitions closes.

Le poète, en utilisant le langage comme polysémie revendiquée, vise la « présence immédiate indéfinissante ». En brisant le carcan du langage commun, il permet de remettre en mouvement cette exploration du réel dans son illimité. « Délinquant de la langue », il ouvre en son sein un espace atopique – disons, un lieu du non-prévu, du non-conforme. Son exigence est celle d’une intensité d’être. Contre tous les comportements stéréotypés, contre toutes nos carapaces d’habitudes, de réflexes conditionnés, de mollesse ou de futilité entrenues par le business du divertissement, il vise « le cœur à nu sans carapace » (Jean Vasca). Tant de choses nous sollicitent qu’on en reste à une certaine désinvolture face au réel ; le véritable artiste (qui a peu à voir avec l’individu désireux de se chercher une identité et un faire-valoir en se présentant comme « artiste ») refuse une telle désinvolture, il prend sa vie au sérieux et en explore la complexité, l’épaisseur. Mieux : il court-circuite le déjà-vécu, le déjà-pensé, le déjà-nommé au profit d’un retour à la saveur première de la sensation. Tout poème est sensuel, préconceptuel, non « intellectuel ».

Ainsi le poète est-il celui qui est « exact avec la vie », « avec ses effusions, ses éruptions, ses perpétuelles ébullitions » (je reprends là encore au vol quelques expressions fortes de Jean-Pierre Siméon). Ainsi la poésie permet-elle à chacun une autre position dans le monde. Elle est ouverture, mais aussi humilité devant le monde. Elle dit : c’est toi qui peux créer une autre relation au réel, et faire de ta vie un monde. Et de citer cette phrase magnifique d’Yves Bonnefoy qui devrait figurer en exergue de toute tentative scolaire d’« explication de texte » : « Le lecteur de poésie n’analyse pas. Il fait le serment à l’auteur, son proche, de demeurer dans l’intense »…

 

L’école comme possible lieu de densité existentielle ?

À ce point de l’exposé, nombreux seront sans doute les auditeurs et les lecteurs à être un petit peu désarçonnés. Force est de constater qu’on est le plus souvent assez loin d’une telle intensité, qui pourrait même être mal vécue par les uns et les autres (personne n’aime a priori être désarçonné – même si, comme le raconte plaisamment Pascal Quignard dans l’ouvrage qui porte ce titre, tout ce qu’il y a de grand dans le monde a été le fait de « désarçonnés »…). L’école transmet des savoirs et savoir-faire socialement utiles. Elle est à l’heure actuelle plus que jamais déchirée entre la tentation d’une réduction utilitariste (machine à diplômes, fabrique de travailleurs-consommateurs formatés) et la nécessité de donner à chacun la possibilité d’entrer en rapport avec un sens plus large sans lequel même la transmission de ce qui est « socialement utile » devient, sinon impossible, du moins très difficile. Elle est vue par beaucoup, et à juste titre, comme un espace normatif.

Il convient pourtant de rappeler le sens étymologique d’école, du grec « skholê » : un lieu de loisir où (je glose à peine) le travail de quadrillage et de maîtrise du réel s’arrête pour laisser place à la possibilité d’une exploration libre et désintéressée ! L’école, de fait, demeure un des derniers endroits où chacun, en se confrontant notamment à des œuvres fortes, peut tenter de faire de sa vie un chemin et d’accéder à un sens plus vaste que la simple insertion sociale ou même l’épanouissement personnel.

En tant que garante de cette ouverture, la poésie, qui n’irrigue plus guère notre culture, pourrait être amenée à jouer un rôle majeur. C’est tout l’enjeu, qu’on est en droit de juger démesuré ou perdu d’avance, de ce dont il est question ici…

Tout, en un sens, reste à faire et, dans l’enthousiasme de cette vaste entreprise, on serait presque tenté de nier un moment l’étendue du désastre en cours et de conclure, sur un ton sans appel : la poésie sauvera la possibilité d’un monde !

 

Grenoble, 12 novembre 2013.

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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