Vigie, avril 2025

Les sentes du printemps (1) – Je veux tout ce que j’ai (2) – Neige d’avril (3) –  Soleil et pissenlits (4) – Avec le printemps, va... (5) – Le chemin de l’été (6) – Élan vital (7)

 

 

Les sentes du printemps

 

 

Certaines sentes animales sont un lieu d’indistinction entre l’humain et l’animal, car on ne peut déterminer qui l’a creusée au premier coup d’œil. Elle est souvent partagée, dessinée et creusée indifféremment par plusieurs espèces, dont les humains, et c’est avec le même œil de frayeur de chemin, et pour les mêmes raisons, qu’ils les choisissent tous deux. Les sentes des cerfs sont des chemins offerts ; celles de sangliers deviennent exigeantes quand le couvert arbustif se densifie, car elles sont basses…

Baptiste Morizot, Les diplomates, p.185

 

Une fois encore, la chaleur estivale affole les plantes et les oiseaux, et je remonte en transpirant la sente des chevreuils, des cerfs et des sangliers. Le sol d’abord est sec, couvert de feuilles mortes, de bogues de châtaignes et de cônes d’épicéa. Le piège me montre qu’ici même, un très gros sanglier est passé il n’y a pas longtemps, et puis les deux chevrettes, La Brune et La Grise, qui semblent partager une cueillette.

Je continue à suivre la piste qui se transforme plus bas en véritable autoroute à ongulés. À mesure que se rapproche le Gelon, le sol se couvre d’ail des ours, de muguet, de ronces vigoureuses. La terre encore humide moule bien les empreintes. Cette fois, je veux placer le piège à l’endroit où les animaux traversent le torrent : je veux savoir qui passe ici et comment, quelle allure ont les cerfs quand ils traversent, et puis combien ils sont. Je mêle avec fierté les empreintes de mes bottes à celles de leurs sabots.

Il fait si chaud déjà, malgré l’heure tardive. Je passe à quatre pattes sous un tronc comme les sangliers (les cerfs et les chevreuils, eux, doivent sauter). Ça sent bon l’ail des ours. Je me tapis. Si je restais ici un moment je pourrais les surprendre mais ce n’est pas mon but. Je veux juste voir, je veux juste savoir à qui j’ai affaire, je suis juste de passage.

À propos de passage, celui-ci n’est pas évident. Les ronces ont bien grossi depuis la dernière fois, une machette aurait presque été utile. L’odeur de l’eau est un bienfait. Je saute sur les pierres glissantes, choisi un tronc pour installer le piège juste en face de la coulée, camoufle de mon mieux l’appareil puis je traverse à guet : je serai la première bête ainsi capturée.

Je remonte ensuite le chemin que j’ai tant suivi avec les chiens, chemin de mémoire et d’empreintes. Clameur du soir. Le fracas du torrent s’apaise. Une grive musicienne s’égosille. Des punaises noires et orange se repaissent d’un cadavre de mulot. Les balsamines tapissent déjà toute la zone colonisée, dans l’impatience de la reconquête printanière. Je songe que, lorsque l’herbe des prés sera redevenue haute et que les vaches auront regagné leurs pâturages, c’est ce chemin que je retrouverai.

Tant qu’à flâner dans ces parages, autant faire le détour du côté des morilles, sans illusion : s’il y en a, tous les cueilleurs du samedi m’auront précédé ; mais l’espoir fait marcher, et puis je veux sentir si l’effroyable odeur de mazout qui s’était répandue la semaine dernière est passée (j’ose à peine imaginer la quantité qui a dû être déversée pour que cela sente aussi fort). De fait, cela pue encore un peu. La pollution a-t-elle dissuadé les morilles de sortir, ou les promeneurs de les cueillir ? Je n’en sais rien, mais je ne trouve rien et je ne m’attarde pas.

Je retraverse les ronces, ramasse en passant une ronde plume de pigeon colombin ou de ramier. Plus loin les engins forestiers ont creusé partout des ornières boueuses très laides : ces traces-là, sont des rares que je n’aime vraiment pas… Un saut de côté et je retrouve la sente des chevreuils.

05/04/25

 

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