L’école de musique

 

 

VITE VOIR…

 

À l’approche du soir on sent enfin la fraîcheur descendre des montagnes, et les passants pressent le pas. La falaise encore illuminée des Bauges ne se découpe plus si nettement dans le ciel pourtant limpide. Les ouvriers ont quitté depuis longtemps le chantier de cette vaste baraque que les voilages rendaient mystérieuse et que plus rien ne protège des regards, puisqu’il n’y a plus rien à voir, plus âme qui vive ici, et presque plus de traces des anciennes pièces dont les murs ont été abattus. 

Le chiffre « n°2 » orne encore le porche sans porte derrière lequel les parpaings sont à nu. 

Maison de l’entre-deux, tendue entre passé et futur comme l’est aussi toute attente.

 

*  *  *

 

Temps tiède, encore trop estival  puis le ciel vire au violet, et je m’installe en haut de l’escalier de secours, à hauteur de tilleul, tout près de la salle où Gilles donne son cours de trompette.

En contrebas : le chantier, mais aussi plus loin le square où les enfants jouent au ballon comme je joue du stylo, un peu à la va-vite, parant au plus pressé avant que ne tombent les premières gouttes qui déjà dégorgent de cet amoncellement violacé des nuages.

Vite voir – jeter un œil sur

les briques écrasées au sol, jetées de l’immense toiture sur laquelle on reconnaît ces mêmes briques bien posées (seul le dernier tiers du toit est encore recouvert de vieilles briques plus sombres, ajourées, ondulées);

le panneau à terre : tension… danger de MORT (en majuscules);

le gros camion de la SCAVI qui trompette à sa manière et dont le vacarme couvre un moment la musique avant de s’évanouir – et ne restent plus, après son tonitruant passage, que les cris des enfants, l’appel d’un moineau ou celui, un peu maladroit, d’une trompette débutante;

le ciel violet;

les tilleuls en feu…

Tension… danger de MORT.

Cris fous dans l’air tendu.

Un ruban de plastique accroché à l’échafaudage bat comme un hauban, puis le vent tombe. La musique, comme l’orage, peine à se déployer, mais on sent que c’est en train de venir, que cela se cherche, se charge, et qu’on va immanquablement vers une explosion.

Tension… danger de mort.

 

*  *  *

 

L’orage n’est pas venu, mais seulement une certaine fraîcheur et une humidité grise qui évoque une éponge ou la mer (dont le parfum d’algues et d’iode manque soudain terriblement). 

Je regarde T. s’en aller, gentiment enlacé à sa grand-mère dans un geste de tendresse mais aussi, je crois, de soutien, car elle semble bien âgée. Puis la rue reste vide. Le soir tombe.

Un peu de vent se mêle aux dissonances des violons.

Ciel de plus en plus gris.

L’orage au loin.

Les feux des voitures, des immeubles, des réverbères, du gymnase.

L’attente pour tout le monde, l’attente des feuilles sèches qui crissent sous les pas du vent et le bruit du ruban-hauban qui rappelle à la mer.

Je me renverse en arrière et je regarde basculer la marée du ciel…

 

Le froissement de papier d’un rougequeue me ramène à la réalité d’octobre, à ce lieu de l’attente et à l’invraisemblable étrangeté qu’il y a à être celui-là qui griffonne plutôt que cet autre qui passe dans une voiture bleue ou cette silhouette qu’on voit préparer à manger dans le cadre lumineux d’une fenêtre de l’immeuble d’en face…

 

La Rochette, 2 et 9 octobre 2014

 

 

 © Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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