L’école de musique

 

 

AUTRES NOTES DE L’ENTRE TEMPS

 

Cette fois on chercherait en vain la trame habituelle du déclin, les tremblements, les jeux d’ombres, etc. Le lieu semble tout autre: une place vide illuminée par la lumière jaune des réverbères et que traversent parfois les enfants qui vont au gymnase ou à l’école de musique.

Immobilité hivernale. Même les feuilles d’érables qui pendent encore de cet arbrisseau maigre planté dans le béton, rendues translucides par cette lumière jaune sur jaune, semblent artificielles et figées. À travers les baies vitrées du gymnase, s’agitent comme des marionnettes les silhouettes de ces gamins qui miment dans la clarté crue des néons les gestes de la boxe — simulacres de combats joués par de trop petits boxeurs. Un homme au crâne rasé, survêtement orange, ganté de rouge, leur montre les postures. Puis soudain plus personne. Seul le punching-ball bouge encore dans la salle qu’on n’a pas même vu se vider.

Zone sous vidéo protection. Zone sous styléo-surveillance. Je guette. Quelqu’un guette qui guide le stylo. Ces souvenirs qui cherchent soudain à remonter d’on ne sait quelle vaseuse profondeur, on préfère les bloquer au plus vite, les biffer au besoin, et revenir au guet.

Réapparition des petits boxeurs armés cette fois de boucliers en mousse. De l’autre côté de la rue d’autres enfants du même âge soufflent dans des cors, des tubas, des clarinettes, ou arrachent du ventre des violons des plaintes pathétiques ou d’affreux grincements. Un monde entre ces deux bâtiments. Les mêmes sensations cependant à la sortie du cours, quand les étreignent la nuit et le froid de novembre et quand ils se pressent — certains à contre-cœur, d’autres avec impatience — contre ces parents qui les attendent et les ramènent bientôt dans la chaleur des foyers.

Une mère traverse la place penchée près de son fils avec un geste très tendre ; quand tous deux arrivent près de moi il me semble qu’elle était tout bonnement en train de le sermonner rudement — ce rictus sur la bouche maternelle. Les deux images ne s’annulent pas.

 

*  *  *

 

On reste une fois de plus devant le théâtre d’ombre de ces silhouettes qui s’agitent derrière les baies vitrées — ces silhouettes, les mêmes que la semaine dernière, imperceptiblement plus vieilles, et pas moins anonymes, des jeunes gens (des garçons surtout, une jeune fille peut-être) s’exerçant à la boxe avec leur moniteur pendant qu’à une autre fenêtre une autre silhouette, presque invisible mais beaucoup plus familière, tente de souffler dans un cor. À surprendre ainsi des fragments de la vie des autres on s’oublie soi-même, on se disperse, on devient en quelque sorte réverbère, passant, simple regard sans personne qui regarde — comme une sorte de caméra de surveillance qui se contente d’enregistrer (mais la caméra ne ferait pas de distinction entre silhouettes familières et étrangères, ni entre ce qui relève de l’humain et ce qui n’en relève pas).

 

La Rochette, 14 et 21 novembre 2012 

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