L’école de musique

 

 

L’ARAIGNÉE

 

Tapi en embuscade, araignée dans sa toile ou félin, ou renard, j’attends que l’heure passe — que la lumière tourne de l’œil et que je puisse m’en saisir, m’en nourrir, la dévorer ! 

La voici.

Elle ruisselle le long des peupliers, elle ondoie sur la colline, et je m’en empare — c’est-à-dire que je m’empare de l’appareil photo et que j’en fixe le reflet. 

Les ombres cependant s’allongent sur le sol peint en jaune, là-devant le gymnase où s’impatiente un jeune garçon pris lui aussi dans l’attente et qui scrute les voitures (je suppose que l’une d’elles, qu’il reconnaîtra, finira par s’arrêter le prendre), et qui joue avec une feuille, une pierre, concentrant toute son attention distraite sur le plus proche, le minuscule, les quelques arpents de terre goudronnée et peinte qu’il y a entre ses pieds.

Je m’étonne qu’il ne porte pas son regard vers cette lumière si claire des peupliers, vers le vert tendre des prés, vers ce beau ciel gris lumineux qui enclot et protège ce jeudi de septembre, vers la courbe encore nette des Bauges au fond du paysage, comme si l’attente ne pouvait conduire qu’à une certaine crispation, un rétrécissement du champ et de l’être. (Jugement sans doute stupide: même si ce jeune garçon n’en avait pas clairement conscience, le microcosme qui était à ses pieds n’est pas moins vaste que le macrocosme qu’il semblait dédaigner…)

Une voiture grise s’est arrêtée, vers laquelle le garçon s’est précipité avec joie, semble-t-il, ou soulagement. Quatre ou cinq collégiens à vélo sont passés en devisant, se sont séparés au carrefour, se sont salués très courtoisement, amicalement — ont disparu (je reverrai souvent cette scène, ce rituel de leur route de retour). 

Reste un chat qui se gratte sur la place déserte où résonne la voix claire d’un grand-père qui, sortant de la petite maison de l’angle où j’observais naguère le jeu d’un canard et d’un chien, s’exclame : « Bon les enfants, à bientôt ! »

Le chat file — me considère avec inquiétude et suspicion parce que je n’ai pu me retenir de l’appeler. 

Le temps file, a filé — et j’ai filé aussi avec lui, tissant cette toile en laquelle est restée prise peut-être un peu de la lumière de ce jeudi d’automne.

 

La Rochette, 18 septembre 2014

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