L’école de musique

 

 

AINSI

 

Qu’est-ce qui s’immisce par la brèche de l’un de ces moments perdus que l’on finit par espérer, que l’on en vient même à susciter ? Quelles herbes folles dans cette friche, ce terrain vague à l’écart du temps trop orné des jardins et des parcs ? Quelles lueurs, quelles ombres, quels va-et-vient de passants, de voitures, de soleil et de lune au carrefour des saisons ? 

Un homme ouvre la porte du numéro 1 de la rue des Roses, une petite maison rose mitoyenne d’une autre grise décrépie ; un canard et un chien en sortent, qui descendent les quatre marches en béton donnant sur ce petit enclos qui jouxte le carrefour. Trois tourterelles s’envolent dans la lumière ambrée du bel automne, tandis que les passants contournent les ombres. La montagne est superbe, qu’aucune bourrasque n’a encore dénudé de ses couleurs flamboyantes.

(Que cette année encore on puisse contempler le jaune doré des bouleaux, le rouge presque vermillon des frênes et des hêtres à peine voilés de brume, qu’il nous soit permis une nouvelle fois de saluer dans toute sa splendeur cet automne qui, depuis l’enfance, n’a jamais cessé de nous toucher, mais dont la moindre tempête, la moindre chute de neige ou de grêle trop précoce aurait pu ou pourrait nous priver, ravive cette reconnaissance éperdue qu’on ne sait trop à qui ou à quoi ni comment adresser, mais qui pousse à reprendre la plume et à tracer ces lignes qui, dès lors, font plus que souligner la brèche ou baliser le terrain vague de ce moment perdu – manière alors d’en contrôler assez lâchement, assez perfidement, le caractère toujours un peu inquiétant – pour laisser se déployer, depuis le carrefour jusqu’au plus clair sommet dénudé et roussi de l’automne, une parole de gratitude.)

De la maison rose sort un enfant en capuche à l’air plutôt sournois, qui projette maintenant absurdement, comme un prisonnier de derrière ses barreaux, des pierres et des mottes de terre sur le trottoir et la route du carrefour. Puis il court vers le canard et le chien, parle aux bêtes en souriant, prend dans ses bras le petit chien qu’il serre dans un geste qui semble amical, mais dont on pressent aussi qu’il pourrait, pour un rien, se transformer en acte brutal.

Ainsi de ce carrefour où rôde l’accident.

Ainsi de cette brèche par où s’enfuit le temps.

Ainsi de ce moment perdu, de ce bel automne, de cette lumière voilée que le crépuscule ternit déjà, que la nuit et novembre éteindront prochainement.

Ainsi de cette gratitude qui tôt ou tard, se murera en refus.

Ainsi de toute chose.

La Rochette, 24 octobre 2012

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