La salle en avril

 

Le paradis et l’enfer 

 

J’ai, pour toutes sortes de raisons, depuis le choc du confinement en mars 2020 (l’année où Léo fut l’un de mes élèves), perdu le fil de ce journal intermittent de « la salle » qui est parfois « immense » ; mais un jour sans doute, j’écrirai un livre dans lequel je parlerai de ma vie d’enseignant, de mon entrée dans cet étrange métier, des jeux de miroir qui parfois se brouillent ou se cassent, des envols et des chutes – car, vraiment, ce peut être, ce fut souvent, le paradis, ou l’enfer, dans la même journée. Il faudra alors que je raconte ce matin d’avril 2023…

C’est le dernier jour avant les vacances de Pâques, les trois dernières heures, et il s’agit de ne pas les rater afin de partir sur une bonne impression. Il ne faut pas rater la fin, il ne faut pas rater sa fin, c’est ce que je me répète dans ces moments-là et surtout aujourd’hui. Le point de non-retour de l’extrême fatigue a été franchi il y a trois jours. J’ai craqué. Cela m’arrive parfois, cela arrive.

Depuis quelques semaines je tentais de mener à bien un projet de court-métrage avec un groupe de Quatrièmes dynamiques ou remuants, c’est selon, mais volontaires pour venir sur leur pause méridienne. Il s’agit de montrer qu’un autre regard sur le collège est possible en faisant entendre les rêveries, les pensées d’élèves qui assistent à un cours absurde (j’ai pris en charge l’absurdité). Je m’investis de plus en plus dans ce projet qui me prend un temps fou.

Première erreur : j’ai travaillé tard pour peaufiner le mixage des enregistrements qui vont accompagner le tournage, je suis arrivé tôt pour tout mettre en place et vérifier une énième fois la qualité du rendu avec le grand rideau vert que j’ai tendu d’un bout à l’autre de la classe. Je n’ai pas eu le temps de manger et la journée est longue. Tout est en place, mais il ne sert à rien de préparer longtemps un cours si l’on n’est pas ensuite dans un état de disponibilité et de réactivité qui permette de l’assumer…

Les élèves arrivent, motivés, excités par la perspective de tourner ainsi et par la démonstration que je projette : leur professeur faisant cours en tenue bariolée sur fond d’océan tranquille. Je leur explique mon état physique et moral, je leur dis ma fatigue et la grande peur que j’ai de craquer s’ils ne restent pas tranquilles pendant cette séance de tournage.

Deuxième erreur : je connais ma difficulté à endurer la tension du temps, j’aurais pu me douter que le timing était trop serré — mais j’avais besoin de terminer cette partie du travail pour pouvoir traiter les images pendant les vacances. Je ne cache plus mes failles. Ceux-là sont bien au courant, car je leur ai fait mon intervention sur l’autisme il y a peu, et ils comprennent, je le vois, je le crois… mais cela ne suffit pas.

Troisième erreur. J’aurais dû scinder le groupe, la vie scolaire me l’aurait permis, envoyer les garçons impatients dans la cour pour pouvoir me concentrer sur la direction de mes jeunes acteurs. La première scène se passe bien, cependant, car j’ai choisi un élève roublard dont la prestation amuse ses camarades. Vient ensuite une élève plus timide qu’il me faut diriger finement. Les autres s’impatientent, chahutent au lieu de faire le petit travail que je leur ai donné (chercher des images et des sons pour mettre en arrière-plan de leur scène). On m’interrompt plusieurs fois. Exaspéré mais conciliant, je donne l’autorisation à deux garçons d’aller aux toilettes, et c’est toute la troupe qui part alors en courant dans le couloir et qu’il me faut poursuivre et ramener en classe. C’est à ce moment-là que je craque, car je vois bien que le temps file et que je n’y arriverai pas, mais ils ne le comprennent pas tout de suite. Ils se disent que c’est encore une de mes mises en scène. Quand je brise la télécommande du vidéoprojecteur, puis le trépied que j’avais amené, avant d’arracher le rideau vert en tenant des propos incompréhensibles sur le temps et la vie, ils comprennent.

J’explose. Le projet s’arrête là, avec un sentiment de gâchis et une grande tristesse. Quand ils reviennent pour s’excuser, je ne peux pas les recevoir, je suis comme débranché, sous le choc de ma propre colère. Comme toujours, je m’excuse après coup, tout le monde est très gentil pour moi. On me comprend, on m’accompagne, on me supporte. J’ai de la chance.

 

Cet événement m’a tant fragilisé qu’il me faut être prudent. Cette fois j’ai choisi une activité que je sais être particulièrement prenante : l’histoire de « Fleur de Pêcher ». À la base, c’est un test psychologique dont j’avais eu connaissance en Guyane autrefois qui m’a donné l’idée de ce cours d’initiation à l’argumentation. Une jeune fille, son mari, un fonctionnaire très obéissant, un poète et un brigand fou contribuent tous d’une façon ou d’une autre à la mort du personnage féminin. Les informations délivrées permettent d’argumenter presque dans tous les sens. Qui est responsable de la mort de Fleur de Pêcher ? Très vite les esprits s’échauffent, chacun a son opinion. Les élèves classent les personnages par ordre de responsabilité, puis le débat s’anime. Un cours pareil, c’est le paradis : les idées fusent, me surprennent parfois parce que je n’avais pas vu tel aspect de ce texte que j’ai pourtant moi-même rédigé. Bientôt on s’interroge sur les principes inconscients qui ont pu conduire à tel ou tel classement, la classe estimant majoritairement que c’est la femme qui est responsable de sa propre mort puisqu’elle a trompé son mari, même si celui-ci sans doute la battait. On recommence le classement après débat : le résultat n’a plus rien à voir, plus pertinent, plus cohérent, un consensus se dégage, c’est un idéal de démocratie intelligente et participative qui vient de s’incarner sous mes yeux. La cloche sonne, des élèves viennent me remercier pour ce cours passionnant. « Mais non, mais non, dis-je en minaudant, c’est vous, c’est grâce à vous ! » Ce qui est bien vrai, en fait.

Vient la dernière heure avec la dernière classe, et le même exercice que j’aborde depuis mon petit nuage de confiance imprudente, avec en ligne de mire ma prochaine délivrance, les vacances, le départ à Paris,  la liberté d’écrire ! Rapidement je constate que l’enthousiasme est inégalement partagé. Certains participent mais d’autres semblent ailleurs. M., dont le retard m’a dérangé, pianote sur sa tablette. Je le reprends une fois, deux fois. Je vois bien que J. n’écoute pas, que la sauce ne prend pas. Dans ces moments il convient d’ignorer ces mauvais signes, me dis-je, pour eux aussi c’est la dernière journée et ils sont fatigués.

Soudain on cogne à la porte et une collègue fait irruption. « Ça va bientôt finir, ces insultes ? » Des élèves de ma classe de Quatrième ont manifestement envoyé depuis leurs tablettes des messages d’insultes à sa classe de Sixième, perturbant son cours (l’enquête montrera plus tard qu’il n’y étaient peut-être pour rien). C’est à partir de ce moment-là que tout s’enchaîne. Ainsi, c’est pour cela que le cours stagnait au lieu de s’envoler, ils étaient occupés à envoyer des messages à la classe d’à côté ? La colère m’envahit. Je prends le carnet de M., qui proteste vivement. Son voisin, un garçon de confiance, jure que ce n’est pas lui. Le ton monte, je deviens de plus en plus agressif à mesure que ma collègue revient elle-même pour désigner tel ou tel élève. Qui est responsable de la mort de mon cours ? On ne peut pas savoir, il faudrait réfléchir à tête reposée ! Je m’en prends à tous ceux qui n’ont pas participé, suscitant révolte, stupeur et incompréhension. Ma colère emplit tout l’espace, ridicule, terrifiante. Constatant mon impuissance mais emmuré, je finis par jeter les carnets que j’ai pris et laisse les élèves s’en aller sans répondre à ceux qui tentent quand même de me souhaiter de bonnes vacances. J’ai bien vu que Léo pleurait, là-bas au fond sur la gauche, mais je n’ai pas eu une parole pour l’apaiser.

C’est cela, l’enfer. Me voici persuadé que je ne pourrai plus continuer à faire ce travail que, pourtant, j’aimais. Pendant plusieurs jours j’échangerai des messages avec les élèves, qui se montrent étonnamment matures et compréhensifs une fois encore, mais les vacances sont gâchées. 

07/04/23

 

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