La salle en juin

ADIEUX, EN NOS ABSENCES

Adieuxjuin2016

Je me souviens, je me souviendrai de cette dernière fois-là. Malgré quelques moments de découragement ponctuels et vite dépassés, cela faisait plusieurs années que je n’avais pas vécu une année aussi intense. Seule l’idée de ne plus revoir certains de ces visages me peinait, ainsi que l’impossibilité de leur dire correctement au revoir parce que j’avais presque entièrement perdu la voix. Le dimanche soir, j’ai pris un micro et enregistré un texte que je pensais leur diffuser…

*

Dernière entrée, dernières scènes d’exubérance et de légèreté. Des rires, des cris. Pendant longtemps j’ai détesté les fins d’année à cause de cette excitation collective qui fait que tout se délite, qu’on se quitte à la va-vite sans avoir pu mesurer l’importance de ce dernier moment dont on n’a rien su faire d’autre qu’un goûter bâclé, des scènes de liesse que je ne peux considérer qu’avec lassitude et distance (ainsi en Guyane pendant que les élèves dansaient), du bruit. Je suis triste, je suis grave, je suis sans voix et je veux du silence.

D’abord je lance, jouée à l’accordéon, la mélodie de la chanson que les élèves doivent interpréter pour le départ en retraite de Marie-Noëlle. Aussitôt la tonalité redevient grave. Les élèves chantent – « Adieu, madame le professeur ». Je pense à Marie-Noëlle et pleure discrètement ; puis, sans un mot, j’enchaîne avec cette bande que les haut-parleurs amplifient. Tout juste si on reconnait ma voix rauque qui résonne comme dans une église…

J’aurais voulu un final plus triomphal, mais je sens bien que la voix ne tiendra pas, ou pas longtemps, et sans doute pas toute cette longue et courte journée du dernier lundi. C’est peut-être ma punition pour avoir trop parlé. J’en suis pourtant navré, car j’avais encore quelques mots à vous dire.

Aussitôt je sens quelque chose que je n’avais pas mesuré : la dimension absolument, pathétiquement funèbre de cette bande diffusée presque dans la pénombre, tandis que je me tiens raide sur ma chaise, en retrait ; je n’avais pas non plus fait le rapprochement, qui me paraît soudain évident, avec les obsèques de ma mère, pendant lesquelles nous avions usé du même stratagème… Je sens que quelque chose s’est immédiatement tendu dans la salle, absolument silencieuse.

Il ne faut pas rater la fin, c’est une des rares consolations qui tiennent…. J’aimerais un dernier jour dont on puisse se souvenir, et je voudrais me laisser encore la possibilité de dire un petit mot à chacun comme j’aime bien le faire, avant l’ultime séance des haïkus ; alors j’ai eu l’idée d’enregistrer cette bande que je diffuserai en classe. C’est une expérience inédite qui me plait bien : vous m’entendez, mais vous ne me voyez pas – je peux me cacher derrière le bureau – et c’est un peu déjà comme si je n’étais plus là, et vous non plus. On se parle en notre absence réciproque, si j’ose dire : c’est aussi ce que permet le livre, grâce auquel un auteur qui n’est plus là parle à des lecteurs inconnus.

Voici donc : « adieux en nos absences ».

*

Il y a quelque temps, Joël, un élève qui vous a précédé dans cette salle il y a cinq ans je crois, m’écrivait (je le cite) : « Je me rappelle bien de vos cours, des lectures de textes que vous nous faisiez et en particulier d’une heure en fin d’année où toute la classe s’était emparée de la cour de récré pour y écrire des haïkus. » C’est ce que nous allons faire tout à l’heure. Je ne sais pas ce dont vous garderez en mémoire de cette année ensemble. Certains ne se souviendront sans doute que de ce qu’ils auront vécu comme des bizarreries, ou du radotage de prof. D’autres auront, je le sais aussi, entendu autre chose. Peut-être ne vous souviendrez-vous finalement que de cette dernière heure, comme je ne me souviens parfois moi-même après quelques années que d’une silhouette, d’un moment.

Trois mois plus tard, au moment de reprendre la parole devant de nouveaux visages, je revois encore très distinctement leurs visages de fantômes – fantômes pas si muets, puisque certains m’écrivent, me racontent leur rentrée, et c’est une petite victoire non pas sur le temps (n’exagérons rien) mais au moins sur l’étroitesse ordinaire du cadre.

Pour moi, c’est en tout cas toujours un moment très intense, c’est toujours la première dernière fois. C’est un entraînement aux adieux : celui-ci est heureux, car vous allez continuer ailleurs en mieux, et je vais continuer aussi, mais il y aura d’autres adieux plus tard, pour chacun d’entre nous, qui seront bien plus durs, et je crois qu’il est bon de s’y entraîner en douceur.

Dans ce domaine, je sais bien qu’il y en a parmi vous qui ont hélas été déjà bien éprouvés, beaucoup trop tôt et trop violemment. Je pense très fort à vous.

Je pense aussi à ma collègue Marie-Noëlle Sandraz, qui part à la retraite après trente-trois années au collège d’Allevard et que je côtoie depuis maintenant neuf ans. Mon dieu qu’on va la regretter, elle qui a su rester si gentille et si pleine d’allant jusqu’au bout ! On va lui faire des adieux inoubliables, prévoyons dès maintenant une montagne de kleenex !

À propos de kleenex, je peux constater, malgré les stores baissés, que cette mise en scène a presque instantanément emporté les habituelles barrières derrière lesquelles on se protège, et je me dis que c’est bien ainsi, que les larmes lavent et que c’est ce qu’il fallait…

*

En début d’année, j’avais fait le vœu d’une année qui laisserait de la place à la légèreté, au rire plus qu’aux larmes. L’année précédente avait été trop lourde, trop tendue. J’en voulais à certains élèves de ma propre incapacité à me faire comprendre. Beaucoup ne m’avaient pas suivi sur les chemins difficiles d’une séquence sur la poésie qui n’était vitale que pour moi-même et quelques rares élus aussi tortueux que moi, et je m’étais enfermé. J’étais en colère contre tout le monde et contre moi. Le deuil n’ouvre pas toujours le cœur, il peut aussi entraîner ce genre de repli. Quelqu’un m’avait fait passer un petit mot qui visait juste, et qui disait en substance : « Soyez indulgent avec ceux qui ne veulent pas regarder le malheur en face ». J’ai essayé d’en tenir compte.

Tout au long de l’année j’ai essayé de transmettre ce qui m’a été transmis, en incarnant cette parole poétique à laquelle si peu de place est laissée et dont nous avons tous, à mon avis, profondément besoin, sans laquelle nous sommes non seulement malheureux mais déboussolés et incomplets. Par votre écoute, certes obligatoire, intermittente, imparfaite – tout ce que vous savez – vous avez rendu cette transmission possible. Pour moi, c’est un petit miracle et une nécessité. Quand on a reçu beaucoup, il faut, passé quarante ans, pouvoir le rendre à d’autres sous peine d’éclater comme un ballon trop gonflé ou la grenouille de La Fontaine. Je peux le faire au-delà du cercle de la classe grâce à mes enfants et grâces à mes livres, mais le premier cercle de transmission reste celui de la classe.

J’ai pu semer. Vous avez été un très beau champ. Je voulais vous en remercier du fond du cœur. Je vous quitte en ayant été content de vous, content de nous, content de la rando. C’est un grand soulagement.

Rarement autant que cette année j’ai été confronté à autant de personnalités marquantes et différentes. Je vous ai observé de loin, en restant à ma place qui impose une saine distance. Je sais de vous ce que vous en avez montré ici, ce que vous m’avez dit en classe, après les cours parfois, dans vos écrits, dans vos carnets – mais ce que je sais m’a fait souvent me dire que j’avais affaire à des gens admirables, que je pouvais comprendre.

(Comprendre les jeunes gens qui m’entourent, voilà exactement ce que j’étais incapable de faire lorsque j’étais des leurs : il aura fallu attendre de passer de l’autre côté !)

J’ai rarement eu autant que cette année le sentiment d’être avec vous dans une sorte de bulle très fragile et très belle protégée de la violence, de l’intolérance, de la laideur, de la méchanceté qui sévissent partout. Vu d’ici tout est beau, la vue est belle, vous êtes beaux, nous sommes beaux, c’est un vrai plaisir d’être là. Toute cette année a été ponctuée par les guerres, les attentats, l’horreur ordinaire. Après Charlie, Paris, Bruxelles, il y a quelques jours cette tuerie homophobe à Orlando aux Etats-Unis, ou ce couple de policiers assassinés en France. Cela va continuer. Les sociétés humaines sont violentes et folles, ce qui n’est pas une grande nouveauté ; et nous, ici, entre les murs de ce collège, nous avons pu parler en toute tranquillité d’Harold et Maude – sans que cela ne suscite la moindre hystérie, au pire quelques moqueries. J’ai pu vous montrer des films aussi durs que Tarnation sans risquer d’être lynché, aborder des sujets incroyablement difficiles en ayant le sentiment, sans doute en partie trompeur, d’être compris et suivi – en sachant de toute façon que ce qui n’était pas compris maintenant pourrait continuer à faire son chemin et émerger plus tard, selon les circonstances et les nécessités de la vie.

Avec les nouvelles du début d’année, nous avons pu voir ensemble qu’il y avait en chacun une part d’inconnu, de mystère, que nous sommes tous des icebergs, tous un peu fous peut-être – et surtout que le mal fait à un enfant pouvait enclencher une spirale de violence qui a des conséquences sur toute une vie, voire sur plusieurs générations et un pays tout entier. L’art peut lutter contre la barbarie parce qu’il permet de faire circuler les émotions, de libérer notre bon cœur. Il n’y a pas de monstres, seulement des gens qui se sont coupés d’eux-mêmes et des autres et en sont devenus malades.

Avec la séquence autour de la guerre, nous avons vu comment la peinture, la musique, le cinéma, la littérature… sont autant de façons de réveiller notre humanité. Nous avons vu qu’un film, un discours, peut même, parfois, réussir à avoir un impact direct sur le déroulement de l’Histoire – je pense évidemment au Dictateur de Chaplin.

Avec le travail sur l’autobiographie, nous avons vu comment creuser en sa propre histoire pouvait permettre non seulement de guérir certaines blessures intimes, mais aussi d’atteindre à l’universel. L’art peut guérir et sauver, profondément. Ce n’est pas un luxe pour intellectuels, c’est une nécessité vitale pour l’espèce qui est la nôtre.

Avec les chansons et le manga des « retours aux quartiers lointains », nous avons voyagé dans le temps et joué à un jeu de miroir que j’aime bien : vous avez pu vous projeter dans l’adulte que vous serez, et moi dans l’ado que je ne suis plus. Si certains ont, à ce moment-là, pris conscience de ce qu’il y a d’extraordinaire à avoir quinze ans, à simplement pouvoir rentrer chez soi et retrouver les siens, et si cela a pu les pousser à leur dire « je vous aime » (comme dans la pièce de théâtre l’autre soir à la Pléiade), eh bien ! mon but a été atteint.

La poésie, cette année, j’ai l’impression que je l’ai à peine effleurée. C’était mieux ainsi. On va pratiquer tout à l’heure l’art du haïku. L’an prochain, ce sera toute une année de « résidence poétique » (j’aurais bien aimé faire cela avec vous). Certains ont bien compris : la poésie, c’est d’abord l’expérience d’une vie plus vive, plus riche, de la banalité vécue dans toute son étrangeté et son intensité. J’aurais voulu vous lire mille textes, aller bien plus loin dans cette exploration-là, mais c’est comme tout : il faut choisir, je ne peux vous montrer que quelques aperçus, essayer de donner l’impulsion. Le chemin, c’est à vous de le parcourir.

La poésie est du côté des sensations, l’argumentation du côté de la raison. Les deux sont nécessaires. Savoir argumenter, c’est être capable de prendre de la distance avec soi, avec sa propre histoire, avec ses préjugés, avec les idées toutes faites léguées par les parents, les copains, la société. Apprendre à ne pas être dupe, à prendre conscience aussi de ses propres idéaux, des principes qui consciemment ou inconsciemment nous guident. « Si tu veux être libre, sois-le », d’accord, mais cela demande pas mal de travail !

Avec Des souris et des hommes, nous avons vu les ravages d’une société, d’un milieu où la parole ne circule pas, où le féminin en l’homme est refusé, où la faiblesse, la fragilité sont interdites. Nous avons vu à quel point cela conduit à la tragédie. La tragédie, c’est se retrouver dans une situation où l’on n’a plus le choix qu’entre deux routes aussi épouvantables l’une que l’autre.

Avec Harold et Maude, nous avons essayé de dépasser cette vision tragique de la vie. J’espère que certains auront été sensibles à cet appel à vivre libre ! L’art permet de retoucher terre, de renouveler complètement le rapport aux choses et aux gens, d’envoyer promener certaines limites absurdes qu’on s’était imposées. L’art, ou parfois juste la parole. Être capable d’exprimer ses sentiments, cela peut changer toute la vie. Je connais des gens qui, après avoir longtemps vécu ensemble, n’arrivaient plus à s’aimer. Miné par la dépression, l’homme a fini par dire à sa femme qu’il ne l’aimait plus. Ils allaient se séparer, cela semblait inévitable, avec toutes les conséquences que cela aurait aussi pour leurs enfants. Et puis, elle a été capable de parler, de lui parler, de trouver les mots justes, les mots qui apaisent, qui font qu’on voit clair à nouveau. Le voile qui empêchait l’homme de voir clair en lui-même s’est dissipé. Aujourd’hui, ils sont plus unis que jamais. La parole – qui est toujours féminine – les a sauvés.

Il faut dire les choses. Si on aime quelqu’un, il faut le lui dire (sans préjuger du résultat, tant pis !). Il faut dire à nos proches qu’on les aime, ils en ont besoin. Si on se trompe, si on dit ou si on fait n’importe quoi, il faut le dire aussi, et ne pas craindre la faiblesse, l’incertitude – ce sont nos seules vraies forces. Certains ont dû lire, à l’oral de français, « Le chêne et le roseau » de La Fontaine : le chêne est dur, fier, et se croit fort ; il finit brisé par le vent. Le roseau est frêle, humble, dans la tempête il plie – et ne rompt pas. Il ne faut pas avoir peur de plier !

Pour terminer, je voudrais vous faire écouter la voix brisée d’un homme plein de faiblesse et de fragilité, jeté à terre par la nostalgie, la perte des idéaux, la mort de ses amis, détruit par ce foutu poison qu’est l’alcool, et qui dans le grand fracas médiatique tente de revenir humblement à la vie grâce aux mots, dont il dit qu’ils l’ont guéri. Il a écrit cette chanson toute simple, qui me touche, et qui s’appelle « Les mots ». Je vous laisse écouter Renaud.

Ce que l’on fait alors, en grand silence – et si la voix est fausse, le moment sonne juste…

Voilà. Maintenant, je vais vous laisser tranquillement devenir, à votre tour, les fantômes de la salle 214, en espérant que tous ces mots n’auront pas été vains. Je nous laisse conclure pour de vrai, c’est la fin du play-back !

*

Je reprends alors la parole pour dire, avec ce qui me reste de voix, un mot à chacun.

Les haïkus qui ont suivi, je les oubliés ; mais je suis reparti, ce jour-là, aussi léger qu’une boule de coton, paisible, heureux et plein de reconnaissance pour ce métier, pour ces élèves, pour la route de juin, pour la Vallée et pour la Terre entière…

 

20 juin – 4 septembre 2016

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