La salle en mai

 

Des images douces & dures

 

Bien sûr il y a toutes ces images douces d’insouciance tapageuse, tous ces enfants qui sont encore des enfants et qui courent en criant dans la cour, tellement ailleurs qu’ils vous bousculent sans s’en apercevoir ou bien vous vrillent les tympans en poussant à cinquante centimètres de votre oreille un hurlement strident qui s’en va ricocher entre les falaises du bâtiment et perturbe le vol des étourneaux. Il y a ceux qui se rapprochent en mai, ces attirances qui couvaient sans doute depuis l’hiver mais qui deviennent plus visibles au printemps. Il y a ces connivences, ces amitiés fortes qui font par exemple que chaque fois se rejoignent le garçon très fin aux longs cheveux blonds et la jolie fille aux cheveux courts qu’on peut de prime abord prendre pour un garçon, si bien qu’il est difficile de ne pas songer que leur commune élégance  androgyne n’est pour rien dans leur entente.

Et puis, il y a ces images dures, celles qu’on garde le plus longtemps en tête. Hier, je vais aux toilettes de l’étage en marchant vite, comme toujours, pris par les préparatifs du prochain cours. J’ouvre la porte assez brutalement et découvre avec un geste de recul un petit animal blotti dans le noir à côté de la cuvette, un petit Sixième qui est là, prostré, en pleurs, et qui réagit à peine à mon approche. Mais qu’est-ce qui t’est arrivé ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Il ne le dit pas, je file avertir un surveillant qui vient le prendre en charge, mais cette image depuis m’est restée.

Celui-là, je ne le connaissais pas, mais cet autre que j’ai trouvé il y a quelque temps occupé à se cogner la tête sur le sol dans un couloir de l’administration, je le connais. Ce jour-là il est en crise et il répète avec un désespoir à vous fendre le cœur : « J’ai frappé, j’ai frappé, pourquoi je l’ai frappé ? » Et il se frappe. Quand le niveau sonore monte, il devient violent, il peut être dangereux. Un jour, en proie à une violente colère, il m’a fait tomber dans la cour sans s’en apercevoir. En début d’année on a frôlé en classe la catastrophe, mais il a réussi d’extrême justesse à faire retomber ce feu qui l’avait embrasé, et même à se remettre à participer avant la fin du cours. Par ailleurs, je ne connais pas d’élève plus gentil ni plus méritant que lui. À la récréation parfois il se raconte. « Je me frappais beaucoup plus souvent la tête contre le sol quand j’étais petit, maintenant ça va mieux. Mais je dois faire avec cette menace permanente de ma violence qui me fait tellement mal, qui me fait tellement peur. Je sais que c’est dangereux pour les autres et pour moi, en Sixième le principal avait dit qu’avec ce que j’avais fait je pouvais être mis à la porte du collège, mais j’ai fait des progrès depuis, vous savez, ça va quand même de mieux en mieux. Quand vous avez fait votre intervention sur l’autisme, je me suis reconnu dans tout ce que vous avez dit. Je suppose que je le suis aussi. »

Même s’il n’est pas diagnostiqué, ladite supposition semble lui procurer un certain apaisement. Cela ne l’empêchera pas de s’en prendre à lui lors de la prochaine crise, mais au moins se dit-il, sur le moment, que ce n’est pas sa faute.

Toutes ces images se mêlent à celles que je vois, à la fenêtre, des trois chevaux et du chien folâtrant dans le champ, des moutons qui bêlent au bord du Breda, de l’homme qui passe avec son Malamute, et de tous leurs visages qui me regardent les regarder et regarder dehors. Soudain c’est trop, je sature, je fatigue. À la récréation je ne veux voir personne, pas même risquer en allant aux toilettes de trouver à nouveau une bête blessée. Je ferme à moitié le store, masquant le grand soleil de mai, je pose mon front sur mon bras et je ferme les yeux.

 

04/05/23

 

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