La salle en mai

  

Refus d’obstacle

 

Comme toujours il est difficile de déterminer ce qui relève de la provocation délibérée, du blocage psychologique, de l’inconscience ou de la nonchalance assumée. C’est tout de même un événement assez rare : parmi la centaine d’élèves confrontés cette année à ce délicat exercice de la prise de parole argumentative sur un sujet mêlant l’intime et le général — en l’occurrence, « après avoir lu et analysé tel article portant sur les conséquences sanitaires, éthiques et écologiques de l’industrie de la viande, vous direz dans quelle mesure ces informations vous semblent susceptibles d’influer sur votre futur régime alimentaire, vous préciserez celui que vous imaginez adopter quand vous serez adulte et vous justifierez votre choix dans un développement structuré et argumenté » — j’ai bien eu un refus de parler de la part d’un élève qui n’avait rien préparé, mais tous ont par ailleurs joué le jeu, argumentant qui pour le régime omnivore traditionnel, voir fortement carné (avec parfois une habileté qui m’a laissé pantois), qui pour le flexitarisme plus ou moins flou, qui pour le végétarisme plus ou moins strict.

Sauf L. Lui, d’un ton assuré ne laissant pas pressentir la suite, résume l’article, puis conclut sans transition que plus tard il sera omnivore comme tout le monde et mangera de la viande. « Certes, mais pourquoi ? Cela surprend un peu après le résumé que tu viens de faire. Quelle leçon en tires-tu ? Qu’en dis-tu ?  — Moi, je n’en dis rien, je n’en ai rien à faire ! Je mange ce que je veux et c’est tout. » Le blocage est total, et tendu. Je prends le ton posé qui s’impose. « Oui, dans la vie de tous les jours, dans la cour de récré ou n’importe où ailleurs, il y a mille choses que l’on peut faire et affirmer sans se poser de questions. Mais là, c’est un exercice scolaire particulier qui impose justement d’amorcer une réflexion. Je suis certain que tu peux trouver des idées, nous en avons évoquées un certain nombre, pour essayer de justifier la position sans pour autant nier les problèmes évoqués par l’article. L’exercice impose de réfléchir ! »

Mais on sent bien que le refus de la réflexion est ici bien ancré. Il ne s’agit peut-être pas, j’en ai peur, d’un blocage psychologique, mais d’ordre plutôt idéologique — je me souviens avoir vécu un moment comparable lorsque, en 2007, nouveau venu dans cet établissement qui occupait alors d’anciens bâtiments au centre du bourg, j’avais lancé la traditionnelle séance de réflexion autour de la peine de mort. On dirait un croyant à qui l’on vient de demander de prouver l’existence de Dieu. Dans le système de valeurs qui sans doute lui a été légué, on ne questionne pas l’alimentation traditionnelle. Il y a quelque temps, L. avait fait preuve de la même rigidité lorsque, prenant la tête d’une petite croisade contre les adaptations mises en place pour certains élèves de la classe et jugées injustes par ceux qui n’en bénéficiaient pas, j’avais tenté de lui expliquer qu’adapter les devoirs pour les autres n’avait aucune incidence sur son propre travail ni sur ses résultats, que nous n’étions pas dans une logique de concours. Là aussi, je m’étais heurté à la même incapacité à envisager un autre point de vue. C’est le refus d’obstacle. « Tu vois, tu es comme un cheval qui, arrivant devant la haie, s’arrête brutalement et se campe sur ses sabots, alors qu’on lui demande de sauter. Bon, si le cheval refuse de sauter c’est surtout ennuyeux pour le cavalier, après tout lui ne fait qu’obéir à une volonté extérieure ; mais dans tes études, dans la vie, et pour faire face au monde changeant, complexe et incertain qui est le nôtre, il faudra bien que tôt ou tard tu franchisses l’obstacle de la réflexion. »

Il est assez clair que le même discours tenu aux chevaux du pré d’en face aurait autant d’effet. Ailleurs, j’aurais eu droit à des insultes, mais ici dans ce petit collège de montagne relativement préservé, les choses en restent là, on écoute le suivant qui a beaucoup à dire. Une fois de plus je constate que la sensibilité à la souffrance animale et la prise de conscience de la situation écologique reste l’apanage des élèves socialement favorisés, ou bien des atypiques que les aléas de la vie ont rendus trop sensibles ou trop intelligents. Ceux-là sautent sans hésiter les barrières de la réflexion et même s’en fabriquent d’autres ; ce n’est que devant l’horreur absurde et incompréhensible que, comme devrait le faire tout être humain, ils se cabrent.

 

05/05/23

 

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