Route, décembre 2012

 

 

 

LA GRANDE DESCENTE

 

 

La route, cette fois, est tout à fait recouverte d’une couche assez épaisse de neige fraîche. Il neige encore. Le chasse-neige n’est pas passé, et je progresse très prudemment. Plus aucune différence entre les champs et la route. Plus de repères, plus de traits discontinus : c’est à peu près comme si on roulait en plein champ. D’une certaine manière, c’est un vieux rêve qui se réalise… Cela évoque le Pantanal inondé, cette manière de progresser en barque entre les arbres dans des endroits en principe réservés aux piétons. Le grésillement fin de la neige qui continue de tomber sur l’habitacle de la voiture ajoute encore au contentement, tout juste nuancé par une légère anxiété, qu’il y a à rouler ainsi dans ce paysage hivernal. 

La peur d’arriver en retard n’a presque plus lieu d’être (qui pourrait m’en vouloir, alors que descendre par un temps pareil est presque un exploit, évidemment sans comparaison avec celui que devait être, naguère, la traversée de la vallée à pieds en hiver). Reste celle de glisser. Crépitement fin, et parfois, à intervalles réguliers, le cri seulement de l’essuie-glace comme une plainte. Tout de même, on n’en mène pas large. Il y a quelque chose de menaçant dans cette manière qu’ont les arbres de se pencher sur la route, et croiser l’un des rares véhicules qui circulent encore devient vite périlleux. Naturellement on pense à la panne, à la glissade, à l’accident. Peut-être après ce virage. Peut-être dans ce ravin-là, dont on se souviendra ensuite longtemps, qu’on ne pourra plus regarder avec indifférence (on se dira : c’était là, c’était ce jour-là…). 

Il faut être prudent. En voulant éviter un grumier, la voiture fait une embardée et se retrouve tout à fait dans la neige. On s’en sort néanmoins sans difficulté. 

C’est maintenant de la pluie qui s’abat sur la route enneigée, une pluie verglaçante qui inquiète bien davantage. Sur ce terrain glissant la lourdeur de ce gros scarabée mécanique de la voiture n’est pas un avantage. Marcher serait évidemment préférable. On médite ainsi sur les avantages que présentaient, en terme de résilience, l’organisation de la vie paléolithique : pas de segmentation du temps, pas de spécialisation, juste le pas plus ou moins sûr des marcheurs-chasseurs-cueilleurs. Dans ce monde de la spécialisation outrancière, voyez le poète descendre de sa montagne au volant de sa voiture sur la route glissante ! Spécialiste ès-lettres, il échange ses modestes et assez inutiles connaissances littéraires contre le salaire qui lui permet d’acheter le véhicule qui lui permet d’aller au travail en question — ainsi qu’une grotte artificielle qu’il nomme sa maison (ou, par dérision, son terrier) et dont il est par ailleurs très content. Il ne sait rien faire, à peine conduire ce véhicule sur la route de plus en plus incertaine où la neige se transforme en gadoue glissante. Entièrement dépendant d’un système plus complexe que cent mille virages et qu’un rien suffirait à détraquer, comme il dépend en ce moment de cette mécanique compliquée dont il espère qu’elle pourra le conduire à bon port, il avance tant bien que mal vers son tombeau. 

L’humanité a certes gagné en confort (tout du moins une petite partie de ses représentants, au détriment de tous les autres) ; en insouciance, certainement pas. Tant d’efforts déployés pour si peu ! Et pourtant, voir ainsi défiler ces grands champs blancs (avec encore en contrebas quelques touffes rousses laissées par les bouleaux), se laisser porter par le chant arythmique des essuie-glaces et la lente progression de la machine, procure un sentiment de joie tel que pour un peu, on chanterait. 

Beau brouillard, superbe brouillard, belles routes enneigées blanches rayées de traces de pneus qui en sont les ornements. Et ces feux rouges dans le brouillard, ceux de la voiture que maintenant je suis, fascinent.  

Peut-être au fond que rien n’a vraiment changé, ni en bien ni en mal. L’homme est ici, sur cette terre, depuis trois millions d’années. Dix mille ans à peine de sédentarisation, cent cinquante ans de folie industrielle n’ont pas pu entamer grand-chose de son humaine animalité ou de son animale humanité. On peut nommer  cela présence, ou bien éveil, on peut dire que les portes du paradis ne sont pas tout à fait closes, on peut se dire poète, ermite ou descendant assez direct des Magdaléniens, peu importe le vocabulaire. Peu importe que ce soit là, maintenant, aujourd’hui, ce soir, en roulant à travers la forêt enneigée sur une route peu praticable, ou en tout autre lieu, en tout autre saison, peu importe cela : quelque chose de la pure extravagance qu’il y a à parcourir le monde en bipèdes (ou en quatre roues) demeure inentamé. Cette idée, qui n’est sans doute qu’une intuition en partie fausse, procure, mieux qu’une consolation, une sorte de soulagement qui relègue décidément au second plan la crainte qu’il y a à franchir ce virage en épingle.

On affronte la grande descente finale le long du ravin. La route est épouvantable. Peut-être faudrait-il faire demi-tour… On évoque cette idée en passant, simplement pour augmenter l’intensité du moment et le suspense. Au fond, comme toujours, on n’arrive pas à croire à l’accident, on n’arrive pas à croire à la chute avant d’être au fond du ravin — et même à ce moment-là on sait que, de toute évidence, on n’y croira toujours pas. On dira, on dirait : comme c’est contrariant, ce n’est rien, je vais sortir de là assez facilement, on va m’aider… Ou bien, on s’évanouira ou on perdra la tête, laissant à ses proches le privilège douteux de la lucidité pendant qu’on babillera avec l’insouciance retrouvée d’un bébé.

Pris dans cette neige maintenant molle et noire, en cette fin de journée de décembre, le village d’Arvillard paraît soudain bien sinistre. Qu’un homme jeune marche maintenant sur le trottoir avec un air dégagé ne va pas avec ce cadre-là : une petite vieille courbée, à la limite, ou bien un chien perdu, ou bien personne, conviendraient mieux. On pénètre en Isère en traversant la rivière : encore un de ces passages qui, dans la littérature médiévale, signale l’autre monde. Mais dans l’autre monde on se trouvait déjà. Cette silhouette qui remonte à pieds une petite route qui file à main gauche, est aussi de l’autre monde. L’autre monde est là, apparent, évident, dès lors qu’on ouvre les yeux, dès lors qu’on le questionne, dès lors qu’on s’en étonne, dès lors qu’on sent l’immensité de la montagne et de ce très vieux chemin que souligne seulement la route goudronnée, verglacée, enneigée ¬ la route primordiale.

On accélère quand même dans la dernière ligne droite. On croise une voiture borgne, un merle hagard qui sautille sur le bas-côté. La voiture fait un bruit de hors-bord. Quelques vaches sales broutent tant bien que mal au milieu de la neige ; on les salue en passant.

  

5 décembre 2012

 

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