Route, décembre 2012

 

 

 

SANS ARRIÈRE-MONDES

 

 

Matin glacé. Juste le bruit de la soufflerie et mon souffle un peu tendu, intermittent, forcé. À l’horizon, un très beau dégradé de gris bleu rose très pâle, annonciateur d’une de ces journées d’hiver très froides et très lumineuse. À l’intérieur rien de si net, de si éclatant. L’attention s’égare comme toujours ; le feu orange clignotant d’un village ramène à la réalité de la route. 

Sur la façade décrépie, austère, assez sinistre de cette vieille et grande maison toujours un peu en bazar engoncé dans un creux où la lumière ne parvient jamais, une guirlande lumineuse projette des vagues bleutées, d’un bleu roi assez incongru. Il y a dans ces lumières de Noël quelque chose d’une supercherie. Bien sûr on peut  être sensible à ce symbole, qui fait naître de la lumière là où il n’y en a pas et qui évoque une enfance heureuse. Mais cet arbre vert au cœur de l’hiver, mais l’artifice de ces guirlandes lumineuses qui ne semblent plus se cantonner dans l’intérieur des foyers, débordant sur les façades de manière parfois assez exagérée : est-ce que ça n’est pas une manière de ne pas soutenir ce que nous dit aussi l’hiver ? Est-ce que ce n’est pas une façon de le nier, comme cet épouvantable poète québécois qui, trouvant le pays trop froid, disait dans un texte que le rôle de la poésie était ni plus ni moins que de le réinventer pour un autre plus clément ? Ces guirlandes, ces boules lumineuses, ces cadeaux : va pour les enfants, mais est-ce qu’on est vraiment obligé d’en rester toujours à l’état d’enfant ? 

Entendu ce matin à la radio le témoignage d’un adulte qui venait d’aller voir le nouveau film d’une série d’heroïc fantasy, et qui déclarait : « il y a dix années j’étais en cinquième et je faisais la queue pour aller voir tel film du même réalisateur ; aujourd’hui c’est le même petit garçon qui est devant le cinéma ». C’est touchant. Bien sûr que ce petit garçon reste là vivant en l’adulte. Il y a dans l’enfance une capacité d’étonnement, d’émerveillement, d’ouverture à la nouveauté (encore que cela relève davantage de l’acquis que de l’inné, l’enfant étant naturellement pantouflard et rétif à tout ce qui peut modifier ses habitudes). Mais ce besoin constant d’être distrait, rassuré, conforté, ce besoin de s’évader dans un monde de légendes, il convient à mon sens de le garder à distance. On confond trop facilement la haute aspiration vers un état véritablement adulte de plein épanouissement, qui est en rapport avec ce qu’il y a de plus profond dans l’enfance et même au-delà et avant l’enfance, avec une forme de régression infantile. 

Ces lumières, donc, au cœur de l’hiver : qu’elles servent aussi à voir les ombres qui les entourent. Que cette chaleur d’artifice permette aussi de voir ceux qui sont privés de chaleur, d’entrevoir même, aussi peu agréable cela soit-il, celui qui plus tard, à son tour, sera privé de chaleur. Voir la lumière, d’accord, sans en être dupe ni se laisser éblouir trop facilement, ni se laisser ramener dans l’arrière-pays d’une enfance confortable.

 

11 décembre 2012

 

Ce contenu a été publié dans 2012. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.