Route, décembre 2012

 

 

 

DE BELLES DENTELLES

 

 

Les stalactites de glace le long des toits enneigés font de très belles dentelles. On roule à nouveau entre deux murailles de neige, après un incident qui met désormais à l’abri de l’idée de retard, puisqu’on sera en retard. Ce mois de décembre particulièrement enneigé désorganise la vie ordinaire et rétrécit l’espace habituel. On pourrait croire que cette désorganisation s’accompagne d’une certaine liberté (en l’occurrence la liberté d’arriver en retard, comme ce matin, et donc de rouler sans se soucier de l’horloge). Pour ma part, et pour l’heure, ce n’est pas ainsi que je le vis. Cet hiver ne m’apporte aucun poème, seulement des amas de proses tantôt molles, tantôt dures, lisses et stériles comme des plaques de glace, qui forment de part et d’autre des jours une sorte de muraille. 

Rapprocher ce sentiment tout de même assez navrant d’un rétrécissement de l’espace intérieur à celui de la route sur laquelle maintenant je roule procure une satisfaction ambiguë. D’une certaine manière cela revient à une sorte d’auto- justification. Après tout, si de nouveau je m’enlise, c’est bien normal, c’est dans l’ordre des choses, il n’est qu’à regarder la route, le paysage au-dehors, c’est presque une de ces preuves dont on est tellement avide de notre capacité à entrer en rapport avec ce monde « extérieur » dont on se croit séparé. Mais il me semble en même temps que ce rétrécissement est plutôt dû à une mollesse interne, que l’hiver n’y est pour rien, mais plutôt l’usure ordinaire, les habitudes, les mille et un tracas qu’on n’a pas la force de dépasser, qu’il faudrait dépasser, envoyer paître d’un revers de main. 

Ce qu’il faudrait : se remettre à hauteur de cet hiver, même en passant par l’artifice d’une parole légèrement forcée.

On pourrait ainsi déclamer : « Vienne à présent l’hiver ! » Ou bien un chant inuit. Une de ces paroles majeures qui nous traversent encore quelquefois, et même à bien y regarder, plus souvent qu’autrefois…

Progression très lente à travers la forêt ensevelie de neige. L’averse a repris. Le mouvement va reprendre. Regarde tout ce blanc, regarde la forêt en hiver. Entends cela comme un code, un mot de passe : la forêt en hiver, sous l’averse de neige. 

Dans les champs même les traces des bêtes ont été recouvertes. On imagine les cerfs, les biches, les chevreuils, les sangliers, les renards, les écureuils, tout ce peuple muet de la forêt terré dans les taillis. (Qu’ils y restent, d’ailleurs, car les chasseurs patrouillent sur les routes dégagées.) Mais cette évocation n’ouvre nulle brèche, et l’on tente autre chose.

Pendant que ses parents dégagent la voiture arrêtée par la neige, l’enfant malade, resté à l’intérieur, regarde. Il entend les voix atténuées de ses parents. Quelque chose se grave dans son cœur, quelque chose se dépose qui n’a pas du tout la froideur que la neige. Quelque chose de doux, de chaud, de rassurant dont il est bon de faire provision durant l’enfance. Quelque chose qui est de l’ordre d’une grande confiance. Même par temps de neige, même en cas d’accident, ils sont là qui s’affairent, qui me soutiennent, qui me soulagent… 

Pleurs nocturnes — presque aussitôt le grand frère, où le père, ou la mère accourt. Infiniment plus cruel est le sort du vieil homme ou de la vieille femme qui attend la mort dans la solitude bruyante de sa chambre d’hôpital. Tu peux crier alors, personne ne te console. Il n’y a pas de consolation possible. D’une certaine manière tu sais que tu es en train de revenir à ton enfance, à la grande peur de l’enfance, et au grand trou noir qui la précède. Quant à la légèreté, à l’insouciance, et à cette grande tendresse, cette grande confiance que tu as pu par chance mettre dans la présence adulte, c’est désormais du passé. De consolation il ne saurait plus être question. Parlons antalgiques. Parlons gestion de la douleur. Ou bien, et c’est beaucoup mieux, ne parlons pas du tout.

Des traces en zigzags, une voiture dans le fossé dont les feux arrière clignotent au fond du paysage. Ce clignotement a quelque chose de poignant, le pathétique d’un gros insecte en détresse. Ou bien cela évoque d’autres souvenirs d’accidents. Ce soir, ce soir d’été où l’on attendait son père, son père qui ce soir-là n’est pas rentré… On en pleure, on en pleurerait encore. D’une certaine manière, de sentir encore si proche ce petit garçon qui en soi pleure encore, est un immense soulagement et une immense déchirure. On ne garde finalement en tête que l’image de cette voiture arrêtée en lisière du grand champ enneigé, et qui aura disparu au retour.  

 

10 décembre 2012

 

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