Route, décembre 2012

 

 

  

ENTRAÎNEMENT

(à propos de l’écriture « en mouvement »)

 

 

Une fois de plus on suit la route détrempée, sur laquelle la pluie de la nuit mêlée à la neige des jours précédents a formé une pellicule molle et glissante. Ciel gris assez sombre, crépuscule hivernal. Quelques lumières à peine. Une fois de plus on suit cette même route, et la question est celle de la liberté qu’on garde dans la répétition. On accumule des images, des sensations, des expériences. Et alors ? À écrire ainsi en suivant une route extérieure à l’écriture, est-ce qu’on n’est pas en train de s’enfermer dans une forme de routine ou de se détourner de la liberté d’écrire ? Ce n’est pas moi qui compose, ce n’est pas même le mouvement de l’écriture que je suis ainsi, mais bien celui de la route. Subordonner ainsi l’acte d’écrire à l’expérience de suivre une route déjà tracée n’est-ce pas abdiquer purement et simplement de son travail d’écrivain ? 

Il est probable que cette pratique quotidienne de l’écriture en mouvement, sans stylo ni papier, ne saurait être qu’un exercice préparatoire, une sorte d’entraînement. Apparaît alors le risque de subordonner cette fois l’expérience de l’instant, dans toute sa richesse ou son côté décevant, à un but ultime que l’on poursuivrait plus tard, et qui serait d’en faire matière à œuvre d’art. Autrement dit ce serait la peur de perdre mon temps qui me guiderait et non pas le plus noble projet de ne pas avoir de projet, ou d’explorer sans idée préconçue les richesses et les possibles du moment présent (Jacques Réda dit quelque chose d’approchant – je le retrouve après coup – dans Les Ruines de Paris, quand il parle, à propos de sa manie d’écrire, d’une sorte d’avarice liée au « souci de n’avoir pas savaté sur tant de trottoirs pour rien… »). 

Naturellement il y a des moments plus nets, plus précis, plus porteurs que d’autres, des moments où le poème est donné et où on a somme toute plus qu’à l’accueillir du mieux qu’on peut. Cette pratique quotidienne de la parole en mouvement, à mesure que l’on suit la route, est peut-être aussi une manière de libérer un espace en lequel le poème est possible. La plupart du temps ce n’est cependant qu’un soliloque assez vain qui se superpose ternement à la réalité, miroir déformant, ombre portée. Grand est le risque d’en rajouter pour faire monter la mayonnaise, de se construire un poème factice dans le désir qu’on a de l’accueillir. On n’est pas forcément toujours très lucide sur ce point-là. Il y a des angles morts, comme on le constate aisément chez autrui — et je pense à ce maître qui n’avait de cesse de déclarer qu’il était en rapport avec les situations (justifiant par là toutes les fumisteries) alors même qu’il n’était sans doute en rapport qu’avec son propre rêve. On s’illusionne si aisément. La parole de Perros à ce sujet devrait servir d’avertissement et de guide : « ne pas dire plus que l’on ne sait, que l’on ne sent, que l’on ne peut, c’est un métier très difficile ». Rester à la hauteur de cette exigence semble en effet quasiment impossible ; ne pas tenter de le faire revient à jeter la plume.

L’autre danger (qui apparaît en même temps que ce virage particulièrement vicieux que j’emprunte à toute petite vitesse) est, disais-je, de s’installer dans la routine d’une parole soumise aux aléas de la route. On a parfois ainsi prétendu que les hommes du paléolithique se contentaient de faire apparaître les figures déjà présentes dans la roche et que leur révélaient les lueurs des torches. (J’entre à ce moment précis dans une sorte de tunnel ou de grotte formée par les arbres courbés et le brouillard). Mais le préhistorique, l’homme du magdalénien entre dans la grotte avec une idée. L’art pariétal naît de la rencontre entre le lieu et l’idée. Ainsi voudrais-je non pas me soumettre au hasard des choses vues et accumulées (la route, la paroi) mais aller au-devant de la rencontre (et ce devant suppose souvent quelques pas en arrière, ainsi qu’un minimum de réflexion  abstraite – même si, en attendant, on ne voit plus la route). Travailler le regard, travailler les rapports, travailler les liens, travailler les formules. Reformuler. Le mot même de présence devient bientôt comme une sorte de tarte à la crème et ne veut plus rien dire. Revenir sans cesse à l’expérience nue (aussi nue que possible, jamais assez toutefois): cette perspective luisante de pluie, ces champs où l’herbe apparaît de nouveau mais maculée de neige sale, avec tout au loin la Chartreuse barrée de nuages très sombres, ce paysage sombre, impressionnant, poignant, qui dit quelque chose mais quoi ? 

C’est à ce moment précis que la route intervient, que les images reviennent bousculer l’idée. Quelque chose continue de nous échapper, quelque chose auquel il est urgent de prêter attention, cette attention également proclamée par tel panneau lumineux qui clignote en orange dans ce demi-jour d’un matin de décembre en montagne.

La fuite du merle dans la lueur des phares, je ne prétends pas qu’elle signifie quoi que ce soit, mais elle me touche, et plus encore me touche ce mouvement des arbres, ce mouvement qui s’est emparé des arbres et tout particulièrement des plantations de bambous qui envahissent nombre de jardins privés, ce vent, ce mouvement du vent qui m’évoque aussitôt mille lieux, Bretagne, Écosse, etc., et qui me relie à plus grand, à plus vaste, à ailleurs…

On descend maintenant la petite route étroite, dangereuse, glissante au fond de laquelle il y a cette grande maison assez déglinguée, toujours à l’ombre, et ce petit pont qui surplombe une rivière. On est en retard. On n’y voit pas plus clair que tout à l’heure. Le crépuscule décidément dure, durera semble-t-il toute la journée, tout ce mois de décembre peut-être. À de très brefs instants on a pourtant eu le sentiment d’un léger dégagement, sur lequel on sait qu’il faudra revenir.

 

6 décembre 2012

 

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