Route, décembre 2012

 

 

 

RELIÉ À LA ROUTE

 

 

Écrire en hiver. Mettre en route la machine prise dans la glace, tenter de faire démarrer un moteur toujours plus ou moins noyé. S’assurer un peu de visibilité, gratter, désembuer, allumer des feux dans la nuit. On repart alors cahin-caha, le moteur renâcle, il y a ce râle, ce cri rauque, ce souffle au cœur un peu inquiétant quelque part sous le capot. Habitacle glacé. Route glacée. Écrire ainsi c’est se remettre en route, tant bien que mal. 

On sait depuis des lustres à quel point on n’a rien à dire. On a à tracer un chemin, à suivre un mouvement. La glace accumulée frotte. Écrire c’est chercher des liens, faire émerger ces analogies qui relient la route, l’hiver et la parole. S’arrêter parfois, regarder en dessous ce qui racle, repartir dans la nuit à travers un paysage de neige. Se guider aux lumières, un œil sur le gris, le noir, le blanc de l’hiver. Noir et blanc. C’est peu dire que l’écriture et l’hiver s’accordent. Silence de neige que les trilles des mésanges font résonner. Silence de neige en lequel la parole s’enchâsse comme un diamant assez terne dans un écrin de pierre. Avancer. Avancer sur cette route en hiver, avancer en presque aveugle. 

Soudain l’aube (si on peut parler d’aube à propos de cette lumière grise, diffuse, qui d’ailleurs semble naître davantage des champs enneigés que du ciel gris encore sombre), l’aube révèle le crâne nu de la montagne sur lequel se dressent des troncs maigres et décharnés qui évoquent immanquablement la tête d’une femme malade. On reste saisi devant ce crâne de la montagne en hiver. Ainsi on s’était quelque peu complu  dans une image finalement rassurante de l’hiver, que la découverte de ce flanc de montagne ébranle. Écrire en hiver sur cette route toujours encadrée par deux parapets de neige, c’est aussi voir cela : le crâne chauve de la montagne qui évoque un autre crâne chauve.

Rien de plus à dire. Rien qu’un mouvement à suivre, contre lequel quelque chose en soi continue de résister. Écrire pour suivre le mouvement, comme le maçon sifflote peut-être, comme le nomade en Australie ou dans le désert du Sahara chante pour baliser le chemin des rêves. 

(Cette nuit, j’ai encore rêvé à ce séminaire d’été qui m’avait tant perturbé. Ces sensations. Cette folle idée d’une place offerte, où la parole et moi-même aurions trouvé mieux qu’un gîte, un lieu où grandir, où s’épanouir, où se dévoiler, ou atteindre une nudité non pas hivernale, forcée, provisoire mais totale. Et puis bien sûr, la déception inévitable qui s’en était suivie. Dans le rêve ainsi je méditais derrière un rideau, un peu séparé des autres, sur un coussin instable. Pas à ma place. Je ne suis que de passage, je disais. Ici aussi, de passage. De passage sur la page, sur la route, et traversant ce long mois de décembre, cet hiver dont je répète le nom.) 

Non. Hiver fermé comme un non. Cet hiver comme un chant qui ne monte pas, comme un chant qui ne libère pas, comme un chant qui tourne en rond, qui ne vient pas, un chant avorté, crispé, tendu, glacé, stalactites cassées, parapets de neige effondrés, troncs cassés, crâne échevelé de la montagne cancéreuse. Cancer de l’hiver. Hiver malade.

Hiver entr’ouvert aussi, pourtant, au même instant, quand la route se rouvre, quand le rythme s’accélère. Un petit poney s’est échappé de son enclos et depuis la route broute en grattant la neige avec son mufle et ses sabots. On voit son mufle écarter la neige, ses dents mordre l’herbe gelée. On éprouve pour ce petit poney échappé une grande tendresse.

Écrire ainsi, c’est traverser la route en hiver, traverser la parenthèse des rêves, les images de vie et de mort, images d’aube grise, de ruisseaux noirs, d’enclos entrouverts, d’animaux échappés, de silhouettes inconnues, de villages dans la nuit. Se remettre en mouvement. Ne pas se laisser prendre par l’hiver. On sent très bien l’hiver en soi. On sent très bien cette force d’inertie. Mais maintenant on avance, on y voit moins mal, on accélère, la route est dégagée, le pare-brise est dégagé, le ciel gris pâle commence à gagner en luminosité et atteindra bientôt la clarté des champs enneigés. C’est une évidence. Ça ne peut pas être autrement. Cette journée nouvelle qui commence, cette nouvelle page blanche, cette percée dans le sombre décembre d’une journée dont on sait qu’elle sera courte, apportera peut-être quelques-uns des éclats de la lumière à laquelle on aspire.

 

12 décembre 2012

 

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