Vigie, juin 2012

 

 

 

ÉCRIRE (POUR NE PAS MOURIR ?)

 

 

Au soir tombant, assis dans le bureau d’en haut, je repense à ce rituel des adieux dans la cour du collège, autour du haïku. On apprend à ne pas rater sa fin. On se dit qu’on a, cette année, bien réussi cela (cela n’a pas toujours été et ce ne sera pas toujours le cas, car la lassitude et les regrets de ce qu’on a raté peuvent facilement tout gâcher). 

S’ouvre une nouvelle période : la fin de cette douzième année scolaire, la fin de L’éloignement, que ma mère maintenant a lu avec la réaction attendue, espérée, des larmes. 

Belle courbe sombre de la montagne. Je pense à ma grand-mère perdue dans son mouroir. Je pense au chat Chadek qui pourrit sous la terre. J’écris pour eux.

J’écris. Je ne veux surtout pas m’arrêter.

 

*

 

L’attente. Et puis sitôt levée la plume le monde est en suspens. On sent comme un arc qui se tend. Qui se détend. Qui décoche. Les mots n’occultent rien. On joue avec la peur, on se joue de la peur. On laisse venir à soi les rumeurs, les appels, les pépiements irrités, affolés des passereaux qui disent la lutte des territoires, la vie, la mort des bêtes, le décompte monotone d’un pouillot qui se dépouille avec peine (on dit souvent de son chant qu’il évoque l’avare qui compte ses écus), le vacarme d’un grumier sur la route humide, le ronflement d’une tronçonneuse, les hommes au travail, toute la vallée au travail…

Voilà. Le monde s’agrandit, quelque chose commence à palpiter. Aux frondaisons des châtaigniers une tache de lumière verte s’allume, éblouit, se ternit, se rallume à mesure que l’été tergiverse. Par la fenêtre un fragment de champ jaune me déchire un souvenir d’enfance. (À quatre pattes dans les hautes herbes avec un camarade au prénom androgyne − Emmanuel, peut-être − dont le visage s’est effacé, je ne sais plus le lieu, l’époque, mais je revois très bien le champ.)

L’horloge donne la mesure de cette quête d’obscure démesure. Le carillon extérieur oscille légèrement, l’étoffe tendue au mur frémit. (« Qu’est-ce qui fait trembler les plumes du paon, papa ? − Le courant d’air… car j’ai ouvert la porte d’entrée, bouleversant le calme sépulcral de la maison qui semble abandonnée.)

Un appel sans personne. Un coup de téléphone anonyme ou le chant d’une fauvette. On se crispe. On se replie sur l’écrit − cette plume que la lumière blanche de juin fait briller, cette plume dorée-argentée, soleil et lune, en laquelle le monde se rassemble, se concentre et finalement se chante, car ces traces noires sur le blanc mat de la page sont comme des notes sur une partition.

C’est sans commencement, ni milieu, ni fin. Une ronde, un cycle de silence, de cris, de pépiements ponctués par l’horloge et le merle (tac-tac-tac-tac…). Puis l’encre s’épuise, on change de cartouche et l’on repart à gros traits noirs. On reprend la position. On reprend du début. Nouveau cercle.

 

L’attente. Le froid dans la main et le bras gauche, la chaleur dans la main droite. La peur qui creuse au ventre, douloureuse − peur de cet espace, de cette liberté que les mots révèlent et, aussi bien, à tout moment (il suffit d’un instant d’inattention, de baisser la garde, de lever trop distraitement la plume) peuvent restreindre, entraver.

 

L’attente. L’attention. L’horloge. Les appels. Le poème n’est pas loin, qu’un voile gris nous masque mais qu’un coup de vent nous révèle. Ou, aussi bien, un oiseau jaune – l’espoir d’un loriot, d’un bruant – se posant au faite du poirier.

On se lève, on file à la fenêtre. La lumière, la grandeur du paysage surprend. Que de formes, que de couleurs et de lumière ! Du vert vif à foison. Quelque chose d’une folle générosité se donne à l’instant. Le soleil. Des pans de ciel bleu, de ce bleu vraiment turquoise qu’on ne voit qu’encadré par les masses grises des nuages, certains soirs où certains matins d’été.

Un geai traverse (l’arbre est aujourd’hui le théâtre d’une intense activité). L’homme au travail se rapproche, qui tronçonne quelque part en contrebas un tronc qu’on imagine puissant (copeaux de bois pleins la page).

 

L’attente. La plume et le monde en suspens au-dessus de la page.

Le grondement d’un avion.

La vitre saupoudrée du reflet vif des bouleaux maintenant ensoleillés, comme le mouvant tableau de quelque pointilleux pointilliste… On ne voit que par fragments, par intermittence. Ouvert, fermé. Clair, obscur. Donné, repris. Ample, restreint.

L’enfant, tout à l’heure quand il se réveillera, sans doute réclamera « le livre des contraires ». Il sait peut-être, il sent que s’y est glissé quelque chose du mystère de ce monde tout neuf qu’on découvre chaque jour, chaque heure, à chaque page, chaque ligne, chaque mot.

L’écureuil monte et descend.

La bogue de la châtaigne pique (aïe), l’abricot est doux (et l’on prolonge le « ou »).

Vues de loin, les framboises sont toutes petites — mais de près elles paraissent énormes !

Le toit est tantôt à l’ombre, et tantôt au soleil !

La présence. L’absence.

Le silence et les mots.

Ce qui se donne dans l’entre-deux de l’écriture.

Ce monde neuf, à chaque page, chaque ligne, chaque mot.

 

25 et 26 juin 2012

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