Vigie, juin 2012

 

 

AU MOUROIR

 

 

Au détour d’une rue un accordéon tzigane touche au cœur. 

La maison de retraite : y voir des spectres ou des hommes nous revient ?

Habiter l’inhabitable : toute la vie pour apprendre cela.

Ni présente ni absente, ma grand-mère répète que ce n’est pas drôle.

Cette femme réduite à l’état de squelette, était autrefois institutrice.

Tenter de voir quand même notre humanité en ce lieu riche de tant de vies.

Tous ces bibelots, inutiles désormais, iront à la benne.

Les souvenirs aussi ont terni et semblent sans force.

Mal à l’aise, on voudrait aménager au moins une agonie confortable.

Lorsque j’en serai là, je prendrai la plume et je me souviendrai ?

Un jour mes enfants aussi seront ces vieillards tremblants. Comme nous serons loin, eux et moi – un tel éloignement parait inconcevable. Puisse l’écho de mon amour encore leur parvenir et les réchauffer. Puissé-je encore les rassurer comme les petits-enfants qu’ils furent, dont ils ne se souviendront pas. Puissé-je être encore, en toute discrétion pour n’effrayer personne, ce fantôme bienveillant, paternel, qui leur tiendra la main.

Je suis là.  Je suis quand même là. Je vous tiens la main. J’ai pensé à vous, j’ai pensé à tout vous savez, et je vous tiens la main.

Je voudrais en un souffle me glisser auprès de tous ces vieillards, de tous ces humains, en un souffle leur glisser une parole de vrai réconfort.

Dans un coin de salle, ce petit vieux à l’œil vif ne s’en laisse pas compter. Posté à la fenêtre il regarde l’arbre, l’homme et l’oiseau, d’un œil vif.

 

*

 

Ce vieillard sans dents tente frénétiquement d’avaler la purée qui, semble-t-il, lui fait encore envie, mais n’y arrive pas à cause des tremblements. Un enfant, on l’aiderait, n’importe qui l’aiderait sans se poser de questions, mais lui on le laisse seul et le bol finit par terre, renversé. Moi, je n’ai pas osé aller vers lui et l’aider.

L’ancienne institutrice devenue aussi maigre qu’on peut l’être (aussi maigre que mon chat au moment de sa mort), a gardé sa bonté. Parfois elle ose dire ses peines. « Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? » lui répond l’aide-soignante excédée. « Pardon… Je ne voulais pas vous embêter… Pardon… »

Ma grand-mère attend dans ce mouroir, assise sur son fauteuil, n’attend rien, attend de mourir. Pas même une chaise pour le fils, le petit-fils et l’arrière-petit-fils (l’aide-soignante finalement en apporte une avec humeur). On s’assoit sur la chaise hygiénique que personne ne vide plus. On la laisse dans ce mouroir où l’humanité est niée, où le trésor précieux de ces vies devenues si fragiles n’est vu que comme un fardeau. C’est ici que la société cache sa peur de la mort. On a peur, on a honte. On baisse la tête. Ce sont des hommes riches de toutes leurs histoires qui vivent ici, pas des fardeaux − nos chiens, nos chats, on les traite mieux que ça.

Ma grand-mère de toute façon s’en moque. Elle est déjà au-delà de cette idée d’habiter son attente, résignée et amère, concentrée dans l’effort de la fin, déjà si loin de nous. Elle se laisse porter par son ennui, par la rumeur qui vient de cette salle voisine où elle ne peut se rendre (et finalement, c’est peut-être mieux ainsi…).

Les adieux cette fois sont sans larmes, juste tristes et ternes. On s’enfuit, on a honte. Longtemps après on reste mal à l’aise.

De retour au Villard je regarde Nathalie plongée dans la lecture de Combray. Je garde près de moi le livre achevé de L’éloignement, et je n’en reviens pas. Je veux écrire encore, je veux écrire encore, il faut écrire encore, je veux vivre et, jusqu’à mon dernier souffle, écrire, écrire encore. 

 

23 et 24 juin 2012

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