CANTIQUE DU BEAU RETOUR
On est le genre humain d’une faune éclectique
Où chacun est quelqu’un de quelconque et d’unique…
Pascal Mathieu
À mesure qu’on approche le paysage s’élargit et le soleil reparaît. Cet équilibre presque miraculeux qu’on peut ressentir déjà dans les Bauges ici s’intensifie, et l’on reste saisi devant l’harmonie qui unit dans un tableau parfait le vert vif des prés ras, le gris clair du calcaire, les grands chalets de bois sombre et le bleu profond de ce ciel qui semble de plein été.
Les Aravis ! Je suis de retour dans les Aravis, et c’est comme si j’avais toujours vécu ici !
Ma mère, esprit parfois chagrin (mais la Haute-Savoie de son enfance ressemblait si peu à ce qu’on en voit aujourd’hui…) aurait sans doute dénoncé le chiqué de la carte postale. Elle n’aurait pas eu tort, mais je ne le perçois même plus. Il y a ici trop d’espace, l’air est trop piquant, l’éclat des couleurs et les contrastes trop parfaitement réglés, le tableau trop parlant pour que je renâcle vraiment. Il y a certaines associations gustatives, certains accords musicaux, certaines compositions picturales qui produisent parfois une sorte d’éblouissement amoureux : ainsi pour moi, toujours, du paysage des Aravis.
J’ai longtemps rêvé d’habiter ces alpages. Avec une orchestration plus riche les Aravis me chantaient la même mélodie heureuse que les Bauges ou le Jura de mon enfance… Quelques années de repli forestier et certaines épreuves ont un peu raboté mon goût des pierres, des crêtes, du plein soleil, des terrains découverts, et je crois que le lieu en lequel je me suis finalement fixé me correspond mieux – cette modeste vallée de Huiles, regagnée par la forêt à cause de l’exode rural qu’aucun fromage prestigieux n’est venu enrayer. Revenir ici, c’est pourtant aussitôt renouer avec la lumière, l’espace, la candeur, l’enfance.
*
Je suis venu naguère en randonneur solitaire (j’y ai rencontré ma femme en son absence…), puis en couple (avec elle) ; j’y reviens en père de famille pour ce grand festival du « Bonheur des mômes » où nous n’étions jamais venus. Bonheur contagieux, semble-t-il, et qui n’est pas celui, frelaté, des parcs d’attraction (que je dénigre sans connaître, je l’avoue volontiers).
Parents, grands-parents et enfants de tous âges déambulent en plein soleil. À cette heure précise aucun enfant ne pleure ni même ne semble las. On est porté par le lieu – pas bercé, ce qui supposerait un assoupissement suspect, mais porté. La clameur de ces milliers d’enfants heureux monte droit aux cimes et au ciel comme une offrande.
Dans le grand jardin musical on refait à neuf l’expérience des sons ; adultes, adolescents ne sont pas moins étonnés que les tout petits devant ce génial bric-à-brac de bricolages sonores.
La montagne alentour est un écrin dont toute cette jeune humanité est le joyau chatoyant : mais oui, voilà le genre de phrases qui se glissent sous mon feutre, comme aux plus naïfs moments de l’engagement bouddhique qui fut le mien (qui le reste, au fond, quoi que plus contourné…). Si je regarde encore un peu trop longtemps les gens et la montagne, la montagne et les gens, je vais finir par écrire et chanter des cantiques du genre : « Merveilleux Bouddha de Lumière Infinie… », avec aux lèvres un sourire béat…
Le soleil.
La montagne claire.
Le blanc éclatant des derniers nuages sur les crêtes.
La rumeur de la foule mêlée à celle de la rivière.
Les acclamations au loin d’un spectacle invisible, qui sont comme le cri de ce chœur collectif.
Les prénoms des enfants lancés ici ou là vrombissent comme des guêpes.
Ce très jeune couple : l’évidence de leur amour irradie autour d’eux, et leur beauté ne rend pas jaloux, mais beaux, tous ceux qui passent près d’eux.
Ce tout petit bébé que sa mère extirpe de la poussette, soulève puis prend dans ses bras : la vie même !
Je cherche l’ombre, la menace, le grain de sable, la craquelure sur la toile, et je ne les trouve pas.
Même la mort, même l’absence de l’absente, même cet abîme en lequel tout cela finalement disparaîtra semblent soudain acceptables.
La possibilité ainsi donnée de vivre une telle quiétude ne peut que pousser à l’accueil, au partage : tous ces gens ici rassemblés dans l’écrin du Grand Bornand, sont prêts à accueillir à cœur ouvert, je n’en doute pas, leurs semblables les « migrants » qui, au même moment, se heurtent aux barbelés de Schengen. Bien sûr qu’il y a de la place pour chacun. Le monde est vaste, mais plus vaste encore notre capacité à aimer – cette fraternité qui est, qui devrait être, qui ne peut être qu’inconditionnelle.
« Laissez-les grandir ici », chantera au soir tombé Tartine Reverdy sur la grand-place du bourg…
*
On parle, on passe.
« Est-ce que vous voulez rester un moment ici ? Venez donc vous asseoir ! »
Un ballon éclate.
Des applaudissements.
Un jeune handicapé baille de contentement.
« Lâche tes écrans, viens voir du vivant ! » proclame le slogan sur les tee-shirts rouges des bénévoles chargés de l’encadrement du festival.
Tous ces visages tout lisses ou tout parcheminés. Toutes ces mains lisses, fines ou tavelées. Tous ces gens bien portants, malades, soucieux ou insouciants…
Les jeunes du centre de vacances, au style et au parler franchement banlieusards, ne détonnent pas.
Des enfants se tiennent par la main.
« À la fin de la journée, j’ai mal aux pieds, mais j’aime bien c’t’ambiance ! » dit la femme de ménage en pause avec ses collègues bénévoles…
Moi aussi.
25 août 2015