Route, juillet 2016

 

 

 

LE DERNIER CONCERT

 

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Ce n’est pas un cauchemar : juste la route telle qu’elle est, à trois heures du matin, lorsque personne n’y passe – avec sa basse de grillons, ses solos de hulottes, ses percussions de bruine. Il a tant plu, il ne pleut plus. On a quand même pu tirer hier soir les feux d’artifice, dont la Vallée a répercuté l’écho jusque tard dans la nuit. Le temps se calme. La nuit est calme. La route est calme. Tout est calme. Dans le noir une voix calme mais ferme, comme d’un régisseur poussant à une heure trop tardive l’artiste récalcitrant vers la salle où plus grand monde ne l’attend, a dit qu’il faut se lever, y aller, en finir, honorer le contrat.

Le rituel du réveil en pleine nuit a d’abord semblé un absurde arrachement (on était tellement mieux dans les coulisses du rêve) ; on a titubé jusqu’à la voiture, enclenché la soufflerie pour chasser la buée. Maintenant on roule en baillant, ébloui, hébété, sans mémoire ni sentiment. De loin en loin les rares réverbères rallument leurs danses de lucioles, performances minimalistes dont le jaune sans joie fait regretter les fastes de décembre. Chaque image dont on marmonne les mots ressemble au titre d’un morceau que l’on s’apprête à interpréter pour la dernière fois : voilà, c’est le dernier concert de ta tournée d’adieux.

Voici la maison du bord de route dans laquelle dort la femme aux géraniums, puis la vieille ferme qui semble à cette heure vraiment abandonnée, la grange ouverte aux quatre vents, l’école aussi vide qu’une église, les roses sèches du carrefour, le ravin… Une biche bondit dans les phares et ramène à la vie.

Ce petit rituel nocturne, ce n’est pourtant pas pour observer la faune, pas pour un ultime morceau de bravoure, ni vraiment pour conclure − mais pour le geste, pour vivre et revivre en petit, pour de faux, les adieux. Écrire ainsi est un rite de passage, une façon de faire passer la pilule.

Tout de même on voit bien à quel point ces dernières heures ont été agitées car la route est jonchée de feuilles, de branches, de débris. Je descends très lentement, salue le Christ aux bras ouverts sur la façade de l’église, la Croix, le pont sur le Bens, tout ce qui aide à franchir des obstacles. Comme les rêves de tout à l’heure des bribes de chansons remontent des profondeurs – et la voix claire de Barbara fredonne : « Vous ne m’avez pas quittée depuis que vous n’êtes plus là… Où êtes-vous ma nomade, où êtes-vous à présent ? Avec votre âme nomade, vous voyagez dans le temps… » ; et puis : « C’est pour ça que je chante, pour ça que je continue… »

Un blaireau est tapi dans l’ornière, deux renardeaux courent sur la route, et le contentement de surprendre cette vie sauvage l’emporte quand même sur la tristesse qui commençait à poindre. Puis voici déjà le cimetière, et la bruine recommence à grésiller sur le pare-brise (ces mots-là si souvent répétés me manqueront). Un autre renard détale à l’entrée du bourg. Derrière les façades éteintes les enfants rêvent des feux d’artifice ; jusqu’en songe les poursuit cette rengaine apprise pour le spectacle de fin d’année à l’école, qui les a troublés hier soir parce qu’elle leur faisait vivre comme au passé le présent de la fête ainsi voilé de nostalgie et peut-être plus intense, plus mystérieux : « On allait aux feux d’artifice… »

Feu d’artifice le souvenir de la grand-mère, de la mère, de la femme aimante ; petite flamme, veilleuse soufflée par le vent et sitôt rallumée. À présent il pleut pour de bon. « J’allais vers toi comme dans l’eau la paille… » (chante cette fois Jacques Bertin en ce récital fantasmatique). J’allais vers toi, ton souvenir, notre avenir, sous cette même pluie. C’était il y a deux ans. Toutes les lignes écrites depuis sur cette route ne le furent sans doute que pour tendre une corde et traverser la faille – pas pour combler, juste pour passer.

Maintenant je ne sais plus pourquoi ni pour qui je parle ; certainement pas pour le blaireau, la biche ou le renard qui me regardent sans me voir ni m’entendre ; pas pour ma mère, ni pour aucun public car la salle s’est finalement vidée des derniers spectateurs (« le concert n’a pas été réussi », c’est la faute à Prévert) ; peut-être pour mes fils quand je n’y serai plus, ou pour des inconnus qui ne sont pas encore là et à qui je répète mornement que l’on roule tous dans la nuit, d’une nuit à une autre, d’un silence à un autre, que la musique comme la lumière et la parole ne durent pas et que ce n’est pas gai.

Je roule dans cette nuit de juillet, sans abattement ni exaltation, pas en paix, encore moins en guerre. Il reste peu de temps, peu de route. Un chevreuil détale encore. J’accélère vers la dernière image : juste la route toute noire et luisante.

 

Nuit du 13 au 14 juillet 2016

 

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