Route, juillet 2016

 

 

 

UN PAS DE PLUS

 

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La route est dure, sur laquelle je piétine. Le tac-tac de la pointe du parapluie sur le bitume et les détonations du ball-trap annuel de Prodin rythment la marche. Les vélos foncent en descente avec un vrombissement de libellules – en montée les motos sont de lourds scarabées. Je regarde de très près les jeunes noix qui mûrissent, les limaces écrasées, le liseron. À cause du jardin de Joël tout le premier virage est baigné par un parfum de menthe, de sauge et de thym frais.

La route est large, pour le piéton qui s’en empare et qui, enfin, peut se permettre des écarts qui l’élargissent encore. Sur un arbre en lisière est placardé un avis qu’un escargot minuscule a signé à la place du maire. Un bouquet de girolles aperçu sur le talus m’invite à m’enfoncer de quelques mètres dans les bois pour au moins repérer les lieux, car l’urgence, me dis-je, n’est pas dans la cueillette (au retour un quidam aura tout ramassé).

À l’entrée de Repidon on a récemment coupé une dizaine de sapins ; flotte ici une forte odeur de résine qui se mêle au miel des ombelles et fait tourner la tête. Un merle, une fauvette chantent, une corneille traverse en croassant mollement. On voit, par la fenêtre ouverte, une femme occupée à faire du ménage, cependant qu’un homme installe une clôture amovible pour les moutons. Comme dans un tableau du XVIe siècle le microcosme du miroir du carrefour rassemble en les déformant toutes ces images, les nuages, la montagne, ainsi qu’un papillon posé sur le soleil.

Espace et paix, pays de douceur et d’espace.

 

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Quelques heures plus tard, à quelques encablures au sud de ce havre, l’horreur absurde frappera ; on ne le sait pas encore mais on peut le deviner tant les menaces sont partout en embuscade. La petite bicoque toute en hauteur qu’on voit ici, avec ses peintures en trompe-l’œil et sa pancarte « La Tranquillité » suggère peut-être que celle-ci n’est jamais qu’un leurre, qu’il en a toujours été ainsi et que l’oublier est une erreur.

Parce que je suis à pied les chiens de l’élevage de patous aboient furieusement sur mon passage. Je presse le pas et entre dans le grand bois : troncs pourris, gravier glissant, rambarde usée pleine d’échardes, fracas du Gelon. Toute la route est balisée par les fientes des renards mangeurs de baies et de limaces, et qui sont (je l’ai encore constaté cette nuit) les véritables maîtres de la route. Je longe le parapet, le mur moussu, obnubilé non par les souvenirs ou la tension du texte à écrire mais par le repérage des girolles.

La route n’est tournée ni vers l’avant, ni vers l’arrière : route non du souvenir, mais de la présence, route anonyme pour s’oublier comme en voyage. On y trébuche quand même, ainsi que je viens de le faire parce que je regardais en l’air – et si un camion était passé à ce moment-là j’aurais pu glorieusement achever mes jours et le livre comme Jean Follain, qui disait du poète qu’il est « expert en attention » et qui est mort fauché par une voiture à Paris, il y a quarante-cinq ans…

Une grande lumière baigne tout le Verneil, où une porte à mon approche s’ouvre puis se referme : je ne verrai donc pas de près la dame aux géraniums, mais juste la verrière où sont disposés ses innombrables pots de fleurs.

Voici la ferme aux hirondelles, le tas de fumier, la grange ajourée et cette perspective sur le Granier si souvent admirée ; voici le virage où les becs-croisés picoraient le sel cet hiver. Les champs grésillent. Les longs crins couleur paille rabattus sur les yeux du cheval le protègent sans doute des taons, mais lui donnent un air ahuri ; il dresse la tête, me regarde passer puis se remet à brouter cette herbe jaune comme ses crins.

Parapluie relevé, j’avance maintenant sans faire d’autre bruit que le murmure de mes mots. Parfois je ne sais plus tout à fait où je suis, où je vais, à cause d’un replat qu’on ne perçoit qu’à pied − et la route un instant se superpose au souvenir bienheureux d’une autre route, en Camargue, où je marchais avec ma mère pour aller à l’étang.

Deux buses tournent en criant au-dessus des têtards et l’on fait du sur-place dans l’interminable ligne droite. Le paysage ne bouge plus. Chaque voiture en passant efface un nouveau pan de mémoire, un début d’idée, remet à neuf les sensations comme une gorgée de thé ou un changement de paragraphe. Vapeurs d’essence ; laissées de renards ; bouteilles, cannettes ; limaces écrasées ; bogue oubliée de l’automne ; et puis, vent dans les frênes, dans la Vallée et les cheveux.

 

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Ici les sangliers, les chevreuils, les cerfs ainsi peut-être que les enfants ont tracé leurs layons dans les hautes herbes. On cueille des noisettes encore vertes, il y a des phalènes rouges sur les scabieuses mauve et même, éparpillées parmi les herbes, les étoiles bleu pervenche, presque lavande, des premières fleurs de chicorée sauvage : c’est le mal nommé laideron des paysans, qui l’ont ainsi désignée parce qu’elle ne leur servait à rien, mais je préfère son surnom d’œil de chat, dont cette plante a le mystère, l’élégance, la finesse, la discrétion feutrée, ou, mieux encore, son nom allemand de wegedarte, gardienne des chemins, ou de wegeleuchte, lueur des chemins ; je sais qu’en août on ne verra plus qu’elles, le long de cette route dont je ne dirai rien.

Deux bagnoles m’arrachent à ma contemplation, qui traversent à tombeau ouvert le village de Presle (chats, enfants et piétons n’ont qu’à bien se tenir). Le grand châtaignier ne bronche pas, mais désapprouve ; je rêve quant à moi de radar, de dos d’âne, de pointes, de herses, de lance-roquettes…

Les cloches sonnent midi, mais pour qui ?

Passé Presle je bifurque. Le grand carrefour où la D207 se sépare en son bras principal qui va vers La Rochette et son bras secondaire qui mène à Arvillard (y a-t-on pensé en lui octroyant la lettre A ?), c’est un peu, du point de vue de l’art du bitume, la rotonde de Rouffignac, avec ces entrelacs sombres et Belledonne en perspective : un chef-d’œuvre. D’ici on domine une gorge assez profonde, avec de beaux chardons, des vignes, du liseron, le bois de frênes, le vieux mur qui se couvre de primevères en décembre, des épilobes, des fougères, et je sens bien que parmi tout ce fouillis se niche quelques fragments d’éternité − ou, à défaut, quelques-uns de ces bolets qu’il me tarde d’aller cueillir.

 

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Un panneau rouge sur fond vert proclame, sans souci de la redondance : « Propriété privée, défense d’entrer, passage dangereux, zone interdite », juste avant le petit pont qu’on passe quand même ; l’armoire à haute tension rajoute : « Danger de mort » ; la vieille baraque est toujours à l’ombre, et toujours en vente ; j’ai souvent croisé à cet endroit des cerfs affolés, des sangliers hagards…

Je crois que le secret qui se cache dans ce lieu sombre où j’ai tant aimé m’enfoncer, c’est peut-être une façon de faire avec le sombre, avec l’absence, avec la mort, une certaine manière d’habiter sa route en se jouant des menaces, en soignant sa fin, en parlant, en chantant, en marchant, en roulant, en dansant tant qu’on peut pour transmettre vaille que vaille aux enfants des messages de confiance et d’amour.

Passé le virage aux mélèzes la pluie se remet à tomber, qui crépite non plus sur le pare-brise mais sur le parapluie de Guyane qui me servait de canne et que j’ai dû ouvrir. Me voici à l’orée de ce sentier qu’un panneau désigne comme « chemin de l’étang », bordé de grands hêtres et de châtaigniers et que j’ai souvent rêvé de parcourir. Comme la réalité vaut presque toujours mieux que le rêve je quitte la route et m’y engage. Trilles de mésanges, chant d’un merle, et puis plus loin la mare noire de « l’étang ». Je remonte à travers un verger jusqu’au carrefour d’Arvillard, suivant ainsi le sentier par lequel l’enfant au chien déboulait autrefois.

En ce jour férié il n’y a pas d’ouvrier et je peux regarder longuement l’ancien hôtel décrépi transformé en bâtiment moderne. Les travaux sont quasiment terminés, l’ultime soliloque de ce livre aussi (encore quelques centaines de mètres tout au plus). Un panneau signale que nous sommes en « terre sainte », ce qui me semble excessivement triomphal – disons, dans une zone de l’être où un dégagement est possible. On entend les rumeurs d’une fête. Un homme répond poliment à mon salut, puis me dépasse à vélo, sacoche orange et k-way bordeaux. Des gens bavardent à la terrasse du Valpelouse, un père fait valser sa fillette, qui rit aux éclats. On attrape encore au vol quelques images fugaces de bonheur familial et de fuite.

Au fronton de la grande église, le geste d’accueil du haut-relief semble ne plus s’adresser qu’aux oiseaux (ce feston de vigne qui entoure le saint, est-ce pour les attirer ?); je m’arrête néanmoins un moment à cause de ce geste et de l’odeur des buis, puis m’offre une autre station devant la Croix du carrefour où le Christ serein, dont l’attitude suggère moins la souffrance que l’abandon, fait le lien entre l’horizon et le ciel ; les anges apposés de chaque côté et la mousse qui recouvre le socle ajoutent encore à la douceur qui se dégage de ce calvaire que je n’avais jamais vu qu’en passant.

 

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Plus loin des hirondelles voltigent au-dessus du lac de retenu de la Centrale du Bens ; vibrations, grondements, chants d’oiseaux, fracas du torrent. Je suis les lignes qui descendent jusqu’au pont.

Un pas de plus et je franchis la frontière.

Les hortensias au bord de la rigole évoquent une dernière fois Madère.

On a bien refermé les plaies de la route, dont je foule les cicatrices.

Je marche d’un pas paisible en direction du cimetière.

  

14 juillet 2016

 

 

Ici s’achèvent les notes qui ont servi de base au livre La route ordinaire, qui resteront en ligne encore quelque temps avant que la rubrique, en tant que telle, ne disparaisse. 

 

 

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© Lionel Seppoloni, tous droits réservés

 

 

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