Route, juillet 2016

 

 

 

PAS VU, PAS DIT ?

 

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Il y a tout ce que je ne vois pas, tout ce qui reste en dehors de mon champ de vision et dont naturellement je ne parle pas. Mais il y a aussi un grand nombre de motifs que je perçois mais dont je ne dis rien : soit qu’ils me déplaisent franchement (et je préfère, en général, ignorer plutôt que dénigrer), soit qu’ils ne m’intéressent pas – c’est-à-dire que je ne parviens pas à entrer en rapport avec eux, à leur trouver un sens qui justifie leur présence dans la chaîne de mon poème routinier −, soit encore pour d’autres raisons qui m’échappent et qui sont probablement liées au caractère limité de la représentation.

 

La maison d’architecte qui ressemble à une gare de téléphérique, il faut bien avouer que je ne l’aime pas beaucoup, que je la trouve clinquante, vulgaire, absurde même dans ce coin plutôt sombre de la Vallée qui n’a rien d’une pelouse alpine dont l’ouverture sur un paysage dégagé aurait éventuellement pu expliquer ce couteux caprice.

Les détails de l’avancée des travaux à l’ancien hôtel d’Arvillard (les artisans en sont aux finitions, hier on a refait les lattes de l’avant-toit), il serait tout de même fastidieux d’en faire et d’en lire le compte rendu, pour la précision duquel l’indispensable vocabulaire technique me fait de toute façon défaut.

Ces hortensias d’un bleu tellement artificiel, je crois en avoir déjà parlé naguère mais cela fait plusieurs fois que je passe devant ceux sans en souffler mot, alors que leur bleu encore très frais (cela ne durera pas) me touche tellement − mais c’est pour cela que je n’ai rien dit, je crois, pour faire semblant de ne pas ressasser.

Le ranch aux chevaux, je l’ai dédaigné bêtement à cause des drapeaux américains qui tentent d’imposer au lieu, d’une manière que j’ai probablement jugée forcée, une atmosphère de western qui ne me parle pas.

La poubelle bleu roi dans l’herbe verte (contraste admirable), j’ai une excuse : c’est la première fois que je la remarque (elle doit être nouvelle).

Pourquoi n’ai-je pas mentionné ce conteneur de recyclage des vieux vêtements à côté du cimetière (qui, lui, a retenu toute mon attention), alors que c’est très bien et que j’ai plusieurs fois été sur le point de le faire ? La dimension solidaire et écologique que suppose cette image me semblait peut-être trop évidente, trop explicite, pour trouver aisément sa place dans ces lignes fourbes, et je me méfie des facilités de l’engagement verbal (auquel néanmoins j’ai cédé plusieurs fois sans vergogne quand, par exemple, s’est imposée de façon obsédante l’image des cohortes de réfugiés jetés sur les routes et qui venaient troubler la limpidité de la mienne).

J’ai mentionné la grande Croix de métal à la sortie de la Chapelle du Bard, mais je n’ai jamais évoqué cet étrange accident qui lui est arrivé ensuite. La partie horizontale, sans doute simplement boulonnée, s’est détachée de la partie verticale et depuis quelque temps gît, penchée en arrière, tant et si bien que la Croix, qu’on voit depuis la route de profil, ne ressemble plus du tout à une Croix mais à une installation d’art contemporain. Cette Croix déglinguée aurait pu faire un assez pertinent duo avec sa comparse rouillée du carrefour d’Arvillard.

Les transformateurs électriques, je n’en ai jamais parlé alors qu’ils forment tout au long de la route un réseau qui aurait pu m’inspirer : je me suis attaché aux lignes, qui offrent une similitude évidente avec mon propre travail (les transformateurs, c’est le travail de l’éditeur, à qui je laisserai le soin d’en ajouter un mot, s’il le veut, en quatrième de couverture).

Juste avant l’arrivée, un panneau de sens interdit me fait signe, qui comme la Croix est tombé, se trouve tout de travers, et c’est peut-être qu’au fond il n’y a pas de sens interdit, juste des choix plus ou moins arbitraires et mille façons de biaiser avec nos limites et tout cela qui, de toute façon, ne saurait être dit…

 

3 juillet 2016

 

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