Vigie, février 2017

 

 

 

SANS LAMBINER

 

Vigiefévrier1703

 

Brouillard en bas, soleil en haut. Quelques pas dans le jardin me font sentir la tristesse de l’enfermement et une envie d’escapade m’effleure, mais je rejoins vite la Cave. Je sens, je sais, que je suis embarqué pour une longue période de traversée souterraine – pas immobile, puisque tout vibre, mais au fond de la cale aux souvenirs plutôt que dans l’insouciance du grand pont. Je regarde vers la fenêtre, mais il y a des barreaux noirs devant mon paysage étroit. Je marche un peu, disais-je, dans le jardin, et jusqu’au champ pour aller accueillir Clément à son arrêt de bus, mais je retrouve aussitôt des sensations et des images qui me ramènent en arrière, ramènent de toute façon à la cave, la cale, me font caler, me font m’arrêter et accueillir Clément, lui tenir la main, lui sourire, l’embrasser, babiller avec lui, avec la voix qui tremble et la larme à l’œil.

J’ai commencé à attaquer la première strate du Livre de Madère, entreprise qui s’annonce plus périlleuse que celle, achevée, de La Route ordinaire. Le barrage qui retenait les souvenirs les plus heureux, mes souvenirs d’îles et surtout d’elle, de ma mère, de Josette, a crevé dès les premières lignes, mais c’est dans les rêves de la nuit que la vague a pris des proportions inquiétantes, m’emportant dans un beau tourbillon de douleur et de joie, l’image de ma mère partout diffractée, multipliée, obsédante.

Je passe seul dans la Cave ce vendredi matin, puis une bonne partie de l’après-midi. Il faut croire que j’hésite à repartir en mer (peur du courant, de ces souvenirs qui déportent et de ce qui pourrait devenir une vraie noyade) car je reste au bord de plusieurs activités se rapportant quand même à l’écriture : j’accordéonne un peu, mets au propre quelques notes pour le futur livre « La salle est immense » (celui-là, pour ma retraite – si j’y parviens évidemment)…

Pendant ce temps Frédéric-Yves Jeannet est assis devant un fouillis de feuilles et de livres et travaille à quatre mains, quatre livres, mettant les bouchées doubles, triples, quadruples, et s’exclame : « Tant de choses à faire encor, & si peu de tps pr les faire ! »

Pendant ce temps, Dominique A est « allongé sur son lit, dans sa chambre », avec la Loire sous les yeux, et liste les projets en cours.

Internet permet cette drôle d’ouverture : on n’est plus tout à fait seul dans la réclusion de nos « ateliers » à griffonner et pianoter, on peut sentir la présence diffuse de tous les amis connus et moins connus qui tous, au même moment, s’adonnent au même labeur bizarre.

J’échange avec Frédéric quelques paroles douces-amères à propos du temps qui presse et qui lui manque plus qu’à moi à cause de la maladie, puis le retrouve avec Dominique A qui parle de sa préférence pour « le voyage court, qui n’engage pas, et laisse des traces d’autant plus vives que tout est ramassé ». Cela me ramène aussitôt à Madère (comment y échapper ?), à ma mère et à Manosque, précisément à cette rencontre F.Y. Jeannet / Dominique A à laquelle elle avait assisté, dont nous avions parlé ensemble puis, elle disparue, avec Dominique A (par courrier) et Frédéric-Yves Jeannet (de vive voix).

Le temps, cependant, file (je le vois parce que la lumière est devenue rasante), ce temps qui risque donc de manquer à Frédéric pour terminer ses quatre livres simultanés, ses innombrables projets – ce temps dont, en principe, je dispose en suffisance parce que je suis encore jeune, ce temps qui bat sur l’horloge de la Cave et qui me répète obsessionnellement : Au travail ! au travail ! Que tout cela qui nous échappe nous soit un aiguillon pour vivre vivement, gravement, follement, autrement dit pour écrire, écrire et avancer d’un bon pas, bonne plume – surtout, sans lambiner !

 

10 février 2017

 

Ce contenu a été publié dans 2017. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.