Vigie, février 2017

 

 

 

DEUX CADAVRES

 

Vigierouteordinaire20022017

 

Ce matin je photographie, sur le pas de la porte et le chambranle de la fenêtre, deux beaux cadavres dont la contemplation me fascine et m’attriste : celui d’un Bec-croisé tué par le chat, et celui du livre de La Route ordinaire.

Naturellement, j’exagère en assimilant le livre à un cadavre, ce qui supposerait une répulsion que je n’éprouve évidemment pas ; mais il y a quand même, chaque fois, un sentiment de dépossession qui fait que la publication s’apparente aussi à un deuil (potentiellement salutaire, car se défaire du livre est nécessaire pour travailler au suivant) – ou, plus justement (on y revient encore), au fait de voir s’en aller son enfant.

Je le regarde, je le trouve beau, je suis fier de lui comme on peut l’être de son enfant − c’est-à-dire que, même si j’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’accompagner au mieux, même si ce qu’il est devenu entretient avec ma propre histoire des liens forts, il n’est pas ma « création » mais le produit d’innombrables croisements, influences, enseignements, rencontres (à commencer par la rencontre des mots entre eux), il n’est pas un autre moi-même mais un être autonome pour les mérites duquel il serait étrange et même puéril de me féliciter – alors que ses tares, ses lacunes, ses défaillances éventuelles me sont entièrement redevables !

Je le regarde s’éloigner vers l’indifférence du monde, et je m’inquiète pour lui. Je voudrais qu’il soit accueilli, lu et loué comme il le mérite, mais le voici inéluctablement parti sur la route de l’oubli où ses frères l’attendent sans impatience. Le livre ? Un appel, suivi d’un long silence.

Comme cela, au fond, me désole, je me remets aux préparatifs de la lecture qu’on fera bientôt avec Léo à la Maison de la Poésie, et me rassure cette idée de pouvoir ainsi prolonger verbalement et musicalement notre Route – d’en faire au moins une belle cérémonie funèbre.

 

*

 

Le deuxième cadavre est un vrai cadavre sanglant, qui témoigne d’une lutte effrénée pour rester en vie (il y a du sang et des plumes jaune orangé un peu partout sur les dalles), d’une vraie souffrance d’un être qui a été vivant.

À quelqu’un qui lui demandait comment il conciliait son ornithophilie avec sa passion pour les chats, Claude Roy répondit assez joliment qu’il y arrivait très bien « neuf fois sur dix − et la dixième, je pleure ».

Pas de pleurs en découvrant ce carnage devant la porte, mais une rage sourde mêlée de honte − car enfin, si ce Bec-croisé que j’admire tant et dont j’ai déjà moult fois chanté les louanges, gît ici, c’est bien parce que j’entretiens une meute de félins gavés des déchets de l’industrie de la viande et néanmoins friands du sang frais des rongeurs, des lézards et des oiseaux. Peut-être les miettes jetées parfois par la fenêtre ont-elles en outre attiré ce jeune inconscient trop près de nous. Peut-être est-ce même en me voyant regarder l’oiseau aux jumelles hier soir que le chat, pour m’aider et croyant bien faire, est allé l’attraper (il s’agit clairement d’un don, sciemment posé à la porte de ma Cave, et j’ai eu naguère un chat qui attrapait sans aucun doute possible les oiseaux qu’il me voyait observer).

J’ai honte. Il faudra mettre des clochettes aux chats, ne plus jeter de miettes, ne plus regarder les oiseaux aux jumelles, et écrire un poème pour me faire pardonner.

Puis la cérémonie funéraire se transforme en leçon de choses, et l’on montre aux enfants le remarquable croisement du bec « qui permet d’extraire et de broyer les graines des épicéas » ainsi que la répartition aléatoire du jaune, du orange et du rouge sur le plumage du passereau, qui diffère d’un individu à l’autre et qui permet de dire qu’aucun autre oiseau absolument semblable à celui-ci ne vole plus désormais nulle part.

Enfin on se dit que cette frénésie de plumes et de sang marque le retour du printemps, avec tout ce qu’il suppose de vie et de violence puisque, Claude Nougaro dixit, « ça va de pair »…

 

22 février 2017

 

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