Vigie, février 2017

 

 

 

SARABANDES

 

Sarabande

 

Sarabande. Dense lente des branches noires des lilas sous la pluie lourde de ce dernier jour de février. Depuis les combles on voit bien que c’est toute la Vallée qui danse (on parle de rafales à quatre-vingt-cinq kilomètres heure et l’on annonce même un retour de la neige) ; depuis la Cave on n’entend presque rien, quelques grincements, quelques claquements lorsque la pluie se transforme en grêle et frappe de biais, un volet qui bat peut-être, un pinson qui fait un bruit de poulie – mais on voit au premier plan le fer noir qui reluit, les lilas et les branches basses du poirier qui s’agitent et, derrière le hangar, les silhouettes noires sur fond gris des grands arbres qui tanguent.

Sarabande. Dans la Cave transformée en salle de cinéma je regarde Sarabande, l’ultime film d’un Bergman que l’âge n’apaisa pas plus que l’art. J’en aime la belle demeure perdue dans la forêt juste au-dessus d’un lac, et j’aime qu’il soit dit d’emblée qu’elle ne protège de rien – qu’y vivre soit un « enfer » pour le vieillard qui y habite me semble en revanche quelque peu outré (on aurait pu le dire avec, au moins, quelques nuances). À sa fille trop aimée qui vient lui annoncer qu’elle le quitte pour aller suivre une formation d’orchestre avec des jeunes gens, qu’elle ne jouera donc pas en concert avec lui et que c’est la fin, le vieux père demande qu’elle lui joue une dernière fois la « Sarabande » de Bach au violoncelle pour que ce soit au moins « une belle fin » : la seule évocation de cette scène fait remonter les larmes ; mais je n’aime pas la complaisance avec laquelle Bergman plonge ses personnages dans l’enfermement tragique, et je ne comprends ni l’absence d’amour de la mère pour sa fille, ni surtout la haine du père pour son fils. Cette façon qu’a le père d’utiliser la musique pour enfermer sa fille par ailleurs me révulse. Je vois là des déviations pathétiques et particulières qui n’atteignent pas à l’universel et qui, en tout cas, ne m’atteignent pas. La danse peut être douloureuse, s’y abandonner n’est certes pas facile, mais de là à se tirer une balle dans le pied…

Sarabandes. Dans la Cave transformée en studio d’enregistrement, Léo et moi faisons et refaisons le film de ce qui est devenu notre Route ordinaire, dont il connait les textes mieux que moi et à laquelle il apporte la grâce de son accordéon (et quand, plus tard, bientôt, il m’enverra paître pour prendre son envol je lui dirai que c’est parfait, que tout est parfait, que c’est ce que j’attendais – et c’est d’ailleurs ce que déjà nous mettons en scène dans le morceau intitulé « Continuer seul »…). Les images de Macha défilent sur nous, autour de nous. Tout cela est sombre, parfois gueulard, souvent tranchant – inquiétant, me dit-on, voire étouffant. Je me dis que ces séances-là, aussi imparfaites soient-elles (car nous sommes deux jeunes amateurs, deux enfants me semble-t-il souvent) sont le point d’aboutissement de toutes les années passées : on y retrouve l’influence des artistes de scène que j’ai aimés, verbeux déclameurs et ténébreux notoires, la musique qui nous porte, l’obsession du temps, la paranoïa théâtralisée, le cinéma ; il a fallu pour en arriver là trois années de cours donnés par Raphaël à Léo, cinq années d’écriture et de route, les longs travaux de la maison… quarante années de vie.

Sarabandes. Dans la Cave devenue salon de musique j’ai branché l’ordinateur à la vieille chaîne hi-fi achetée naguère par Nathalie adolescente, ce qui me permet d’écouter désormais sans grésillements et à pleine puissance France Musique. Maria-João Pires joue pour moi seul (le temps de terminer ces lignes ce sera l’heure d’Open Jazz), le thé noir infuse, la pluie redouble à la petite fenêtre grise. Le livre paraît demain. Février finit là, février finit bien. Tout est parfait.

 

28 février 2017

 

 

 © Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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