Vigie, avril 2018

 

 

 

 

LE MANUSCRIT

 

Vigieavril201802

 

L’approche du Vingt-Avril me rend fébrile ou, plus exactement, me pousse à presser le mouvement des travaux en cours parce que cela me permet de souligner à quel point toute cette frénésie d’écriture qui m’a repris depuis un peu plus de quatre ans est liée à la mort de ma mère, et comme s’il était encore possible de lui faire cadeau de ce texte, ce manuscrit, ce nouveau livre terminé. (Je constate cependant que cette préoccupation du livre en cours, du manuscrit à terminer, ne m’a plus quitté depuis l’âge de douze ans, et subodore qu’elle reste liée à un sentiment précoce du deuil, à cette fin de l’enfance et à la conscience accrue de l’éphémère qui l’accompagnait.)

 

Je m’assois à la table de bois du salon vide en ce soir si étrangement doux. Dehors la hulotte chante et les chauves-souris ont repris leur danse autour du réverbère. Dedans les chats dorment, les enfants dorment, et je suis seul à veiller (je suis seul, voilà tout).

 

J’ai posé près de moi le manuscrit achevé du Journal d’une plante carnivore, fraîchement imprimé, et les enveloppes qui partiront demain chez quatre éditeurs (qui, sans doute, n’en voudront pas, mais on peut encore à cette heure espérer) − histoire de célébrer comme il convient le septante-quatrième anniversaire de ma défunte mère. Il a fallu pour en arriver là deux ans de travail, la grâce d’une rencontre et la ruine de mon amour. J’ai le cœur débordant de tristesse et de joie.

 

En règle générale je vois peu d’avantages à écrire, et je peine à comprendre ceux qui rêvent de le faire. Écrire condamne à la distance, comme le dit Michel Butor dans son ultime ouvrage posthume La Mémoire des sentiers : « Toute écriture sérieuse, approfondie, crée une distance, vous met à part des autres, à part de ceux qui n’écrivent pas (et à part de ceux qui écrivent autrement). Les lignes sur la page dressent une espèce de mur autour de vous, un mur qui doit se transformer en fenêtre, bien sûr, mais qui vous isole. […] La vocation d’écrivain est quelque chose de dangereux. »

 

À choisir, j’aurais préféré pouvoir ne pas écrire.

 

Il y a toutefois quelque chose de remarquable dans cette capacité qu’a l’écriture de faire son miel du meilleur comme du pire. L’individu planqué derrière ses murs, ses mots, ses lignes, est toujours perdant, mais l’auteur en lui presque toujours gagnant : à lui la quatrième place en dehors du podium et le lot de consolation du livre ; à d’autres, l’inconcevable bonheur.

 

(Soit dit sans amertume ni jalousie aucune, car ce n’est qu’un constat assez banal.)

 

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