Vigie, avril 2018

 

 

 

 

LA MORT DU BALADIN

 

Adieu Jacquot

  

Je me souviens de ce printemps en Dordogne où les enfants et moi chantions à tue-tête : « C’est le retour des beaux jours, la saison des amours champêtres… » ; et puis, un peu plus tard, Léo chantant en douceur « Seul » dans la cour de l’école, d’une petite voix bien timbrée, bien juste, accompagné par la clameur de cent moineaux…

 

Je me souviens de Clément à Madère chantant « Champagne » avec des roulements d’yeux à rendre jaloux Charles Trenet − et quelques interprétations très personnelles du texte (il est vrai un brin difficile pour un enfant de trois ans) : « Égérie insatiables chevauchant des vaches qui rient… »

 

Je me souviens de la grande affiche de Bercy dans l’appartement familial en 1986, et du concert où je n’avais pas voulu aller parce que je craignais stupidement la foule et le volume sonore. Je me souviens des disques « Champagne », « Aï » ou du Casino de Paris, qu’on écoutait en boucle dans la maison ou la voiture, et que j’ai repris plus tard.

 

Je me souviens de ce camarade de collège tout content de m’apporter un article sur Higelin « parce que je sais que tu l’aimes ».

 

Je me souviens du live de Mogador que je passais dans la cuisine à la maison de la Motte, chez Nathalie, il y a plus de vingt ans.

 

Je me souviens de cette impatience au concert de Yenne, parce que ma mère et moi avions soudain absolument voulu revoir Higelin avec son spectacle de l’an 2000, le quatuor à cordes et Mahut. − Après cela les souvenirs se bousculent, les scènes se mêlent. Je nous revois debout dans ce chapiteau chantant à tue-tête « Irradié », ou dans cette salle d’un petit patelin de montagne sautant sur place avec lui sur « Pars » : on n’en finirait plus.

 

Je me souviens que « Pars » m’a sauvé d’une première crise conjugale en me donnant alors une leçon non pas de détachement, mais de générosité, et je me dis que s’il n’y avait pas eu « Pars » j’aurais été célibataire plus tôt, et surtout sans enfants − ce qui eût été encore bien plus triste.

 

Je me souviens de cette joie folle de le retrouver au fil des ans toujours aussi vif, aussi exubérant, aussi imprévisible — imprévisibilité qui inquiétait parfois, tant il pouvait frôler la catastrophe, mais dont je me suis fait une sorte de modèle pour mes cours que j’ai voulu mener comme lui menait ses spectacles, par-delà le spectacle, dans le cadre et hors du cadre, avec une savante insouciance et une vitalité contagieuse.

 

Je me souviens de ce soir à Lodève où nous avions tant ri, tant pleuré. Je me souviens du lendemain matin où il était arrivé totalement épuisé, et l’on avait assisté peu à peu à une lente envolée jusqu’au plus haut point de justesse et d’émotion lorsque, après deux ou trois heures de palabres il s’était comparé au vieux cerisier de son jardin : « Je voudrais continuer à donner, donner des fruits jusqu’au bout, tant que je peux… »

 

Je me souviens des rires de ma mère sur les enregistrements clandestins des concerts.

 

Je me souviens de toutes les larmes versées ce soir d’octobre 2015 devant l’écran qui diffusait l’ultime récital symphonique à la Philharmonie, car je m’étais dit (cela m’avait semblé évident malgré l’énergie qui l’animait encore) que c’était son dernier tour de piste.

 

Clément et moi interminablement jouons « Tombé du ciel » aux saxophones.

 

Jacques Higelin est mort. Je n’en reviens pas, et je pleure comme si je venais de perdre un très proche. Je regarde en boucle les images des obsèques, cette photographie envoyée par mon père depuis le Père-Lachaise, ces gens qui chantent et qui pleurent autour d’Arthur et d’Izia, en cette célébration païenne qui ressemble tant à ce que furent ses concerts.

 

Ce n’est pas Jacques Higelin que je pleure, que nous pleurons, mais le bonheur perdu de nos jeunesses.

 

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