Vigie, janvier 2020

 

 

 

L’holodeck

 

 

Holodeck

 

 

Certains soirs la Cave devient « holodeck », chambre de projection en laquelle les enfants et moi-même dérivons à travers les sept saisons de la série « Voyager » de « Star Trek » (172 épisodes diffusés entre 1995 et 2001) ; le temps consacré à ce chemin étoilé et le plaisir que nous y trouvons méritent bien quelques traces.

Avant que Valérie ne me fasse l’éloge de « Star trek » – tout au moins des séries postérieures à la première, vers la fin des années 60, kitch et simpliste, et antérieures à la série « Enterprise », qui marque une reprise en main par les canons guerriers et droitiers habituels – je dois avouer que j’en ignorais à peu près tout. Je regardais peu la télévision lorsque j’étais enfant, et je ne la regarde plus du tout depuis longtemps. La curiosité, les besoins liés à la préparation de cours sur la science-fiction ainsi que l’envie de partager avec les enfants, m’ont fait dériver jusqu’au « Voyager ».

 

Nous voici donc embarqués dans cette Odyssée spatiale, « optimiste et démocrate » (Valérie dixit), dont le but n’est pas seulement de retrouver le chemin d’Ithaque (l’USS Voyager a été propulsé dans le « Cadrant Delta » à plus de 70000 années-lumière de la Terre et le capitaine Kathryn Janeway a pour mission de le ramener à bon port) mais surtout d’aller à la rencontre de l’inconnu et des inconnus : l’inconnu en dehors de soi (phénomènes cosmiques, cultures étrangères…), mais aussi l’inconnu en soi. Le huis-clos, renforcé par le manque de moyens (quelques décors toujours identiques, un équipage qui compte officiellement plus d’une centaine de membres mais dont on ne voit guère plus d’une vingtaine…) pousse à l’introspection psycho-philosophique, avec parfois des dilemmes dignes de Shakespeare – ou tout au moins d’Anthony Mann ; il pousse aussi à une inventivité scénaristique étonnante.

« Voyager » offre ainsi un questionnement souvent passionnant sur la colonisation et le rapport aux peuples premiers, à travers notamment les personnages de Chakotay, marqué par ses origines aborigènes, et du Vulcain Tuvok, mais surtout à travers chaque rencontre avec des cultures étrangères que la « directive première » du haut commandement de Starfleet interdit d’approcher si elles n’ont pas atteint « le stade de la distorsion » (technique obscure – la série a recours jusqu’au pur délire verbal à un jargon pseudo-scientifique dont on se demande comment les acteurs font pour le manier en conservant leur sérieux – qui permet d’aller bien plus vite que la vitesse de la lumière). Faut-il intervenir dans une situation de guerre, venir en aide à une planète en perdition quitte à désobéir à la « directive », ainsi que le fait le lieutenant Paris (en y laissant son grade) qui ne supporte pas de voir une planète-océan menacée de destruction par l’incurie de ses politiciens ? Parfois, le simple fait de passer dans le ciel d’une planète provoque une modification naturelle et culturelle, comme dans l’épisode d’avant-hier dans lequel les explorateurs assistent impuissants aux tremblements de terre qu’ils provoquent, cependant que se succèdent à toute vitesse (car le temps passe plus vite que dans le reste de l’univers) des civilisations nouvelles guidées par l’obsession d’entrer en contact avec le vaisseau spatial qui les surplombe et qu’elles ont d’abord divinisé…

« Voyager » est ensuite un questionnement constant sur l’humanité et le rapport aux émotions. Tous les personnages ont à cet égard un positionnement différent. B’ellanna Torres, humaine à moitié klingonne, est la plus impulsive, et finit par accepter d’aimer (après moult péripéties et quelques morsures) le beau Tom Paris, ancien mauvais garçon, aventurier imprévisible rêvant d’ailleurs, et passionné par la technologie archaïque, le jazz et le cinéma du XXe siècle terrestre (ce qui donne lieu à de réjouissants pastiches des films de science-fiction des années Trente rejoués dans l’holodeck du vaisseau). Tuvok le Vulcain est le plus froid (les Vulcains ne jurent que par la Logique et cherchent à maîtriser totalement leurs émotions, qui peuvent en effet devenir spectaculaires lorsqu’elles sont enfin libérées). Il entretient avec Neelix le Cardassien hypersensible des rapports parfois tendus. L’enseigne Harry Kim, le jeune ami asiatique de Tom Paris, veut rester absolument fidèle à la femme qui l’attend sur Terre, et ne tombe donc amoureux que d’êtres inaccessibles (une hologramme, la demi-Borg Seven Of Nine…). Seven of Nine, humaine assimilée par les Borgs, a gardé une part de machine en elle mais, mue par un rêve de perfection légué par les Borgs et encouragée par le capitaine Kathryn Janeway, devient d’épisode en épisode de plus en plus humaine, à l’instar du « docteur », hologramme médical d’urgence qui a dû remplacer le véritable docteur tué au début de la série, et qui n’a de cesse d’améliorer son programme pour devenir, peu à peu, le plus humain de tous les personnages. Janeway, enfin, en tant que capitaine, ne peut se permettre d’aimer Chakotay son second : leur brève idylle lors d’un naufrage ne dure pas, celle avec un faux renégat et vrai Nazi s’achève cruellement, et on attend de voir ce qu’il adviendra de ses amours avec un hologramme modifié par ses soins au milieu de la sixième saison…

« Voyager » est aussi une belle réflexion sur le rapport au pouvoir et les difficultés à bien exercer le commandement malgré les tensions inhérentes à la situation (certains membres de l’équipage sont tentés de passer outre les règles de Starfleet pour accélérer le retour vers la Terre) et à la composition hybride d’un équipage composé par les hasards de l’accident initial et des diverses rencontres d’une bande de « maquisards » luttant contre Starfleet (B’ellanna, Chakotay…), de transfuges au passé douteux (Tom Paris), d’inconnus pris en chemin (le Cardassien Neelix, l’Ocampa Kes, la demi-Borg Seven of Nine…) et d’authentiques membres de Starfleet (Harry, Tuvok…). L’humanité, la finesse, l’élégance avec lesquelles Kathryn Janeway (Kate Mulgrew) parvient presque toujours à résoudre les situations et les dilemmes les plus délicats ont fini par me rendre ce personnage tellement sympathique que j’appréhende avec tristesse le dernier épisode de la dernière saison. Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais éprouvé une telle sympathie pour un personnage de fiction : la longueur de la série forcément génère des épisodes parfois très secondaires, voire franchement médiocres, mais elle permet aussi de créer avec le spectateur une grande familiarité.

« Voyager » enfin ne cesse de mettre en scène le pouvoir de l’art et de l’imagination, à travers notamment l’holodeck dans lequel chacun peut créer et vivre des situations fictives, sous la forme d’ « holoromans » dans lesquels chacun interprète un personnage de son choix, ou bien de décors recréant des lieux du passé : Janeway se rend souvent dans l’atelier de Léonard de Vinci, qui est un personnage à part entière de certains épisodes, le docteur rencontre Socrate, Lord Byron, Gandhi et autres grands esprits pour tenter d’améliorer son programme (le mélange s’avère catastrophique…), Tom Paris devient, dans l’une des méta-fictions les plus cocasses de la série, le « capitaine Proton » luttant contre l’infâme docteur Chaotica, etc. Le docteur, de son côté, se passionne pour l’opéra, devenant le temps d’un épisode la star de toute une planète dont les habitants, qui ont découvert grâce à lui la musique, se montrent malheureusement plus sensibles aux froides prouesses vocales d’une machine sans âme et laissent le bon docteur à sa sensibilité artistique et à son humanité…

 

Je n’en finirais pas de dire à quel point je me réjouis de cette traversée ; or, il convient de terminer, car c’est le mois de janvier qui s’achève aujourd’hui dans la maison-holodeck-sanatorium peuplée de trois chats endormis et d’un enfant pas assez malade pour ne pas réclamer ses trois épisodes quotidiens de « Voyager », auquel on ajoutera ce soir le deuxième de la toute nouvelle série de Star Trek « Picard » ; peut-être plus tard Clément ne gardera-t-il en mémoire de cet hiver de ses dix ans que des images du Voyager fonçant à pleine distorsion à travers l’espace, et de son père et son frère l’entourant sur le grand lit-canapé de la Cave-holodeck – qui sait ?

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

 

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