Vigie, janvier 2020

 

 

 

L’averse

 

 

Vigie janvier 2020 averse

 

 

C’est un soir sec et sombre d’un de ces mois de janvier désormais presque sans givre ni gel qui sont devenus la norme depuis que la Terre brûle et qu’il ne neige plus guère que dans les rêves.

C’est un samedi de solitude accrue, sans film à la Cave avec les enfants puisque Léo, malade, dort, tandis que Clément est parti au cinéma avec son ami Arsène. La maison ainsi semble aussi vide qu’elle le sera lorsque, dans quelques années, les enfants l’auront quittée, m’auront quitté à leur tour, comme le veut l’usage.

 

C’est un soir où le silence semble aussi dense qu’un brouillard épais, et l’on sent bien qu’un cri poussé ici dans le salon où je me suis installé ferait à peine frémir les moustaches du chat ; autant se taire puisque, d’évidence, personne n’entend, personne n’entendrait.

 

Longue séance silencieuse d’accordéon à jouer « The sound of silence » (« Hello darkness my old friend »…), suivie d’une autre encore de saxophone solitaire – tout juste un peu de bruit pour tromper le silence, ou faire avec.

 

Longue attente de rien, comme aux temps muets de mon adolescence chambérienne ou de ma prime jeunesse lyonnaise.

 

J’écris peu, réservant le peu de temps et de mots disponibles au roman dont je rêve jour et nuit, au risque de briser le fil de ce journal informel commencé, je m’en souviens, un soir de forte neige en janvier 1990, à l’âge de 14 ans, et interrompu seulement dans des circonstances de grande détresse en Guyane vers l’année 2003 (nonobstant le fait que tous les carnets antérieurs à 1996 aient été détruits, ce que rétrospectivement je regrette car ils auraient pu fournir un matériau intéressant pour le livre à venir).

 

J’écris peu, réservant ce qui reste de forces à la musique qui est plus pure puisque sans but, sans paroles, anonyme, universelle, hors du temps.

 

Un avion vrombit quelque part dans la nuit, puis le silence retombe.

 

Nuit sans sommeil.

 

Nuit de tension mais non pas – c’est ce qui surprend et me fait l’écrire – de tension malheureuse, plutôt de vigilance, d’écoute, avec un fond de bienveillance, de vigueur et d’espoir sans objet.

 

Soudain, avant l’aube, la pluie, la première pluie depuis des lustres, crépite sur la fenêtre de toit. C’est la première que j’entends depuis des mois, car d’une part il n’a presque pas plu, et d’autre part ce n’est qu’en raison de la grippe de Léo que j’ai quitté la Cave pour les Combles, afin d’être plus près de lui s’il a besoin de moi et qu’il m’appelle.

 

Je comprends alors que ces lignes que je m’étonnais de pianoter à nouveau sont, comme la pluie, un sursaut, l’expression d’un désir de vie malgré la sécheresse du cœur et de l’époque, malgré les cauchemars de koalas grillés, de pauvres gens perdus, pendus, errants, malgré la chute de la jeune fille et l’épidémie qui se répand, et je sens dans le battement de la pluie et la percussion légère des doigts sur le clavier comme la pulsion d’un cœur vivant.

 

L’autre jour j’ai revu mon ancienne élève Zoé, devenue une jeune comédienne rayonnante d’intelligence et de sensibilité. Elle pratique le haïku et l’écriture du carnet comme je n’ose plus le faire. Elle m’a dit avoir commencé l’écriture d’un roman, puis l’avoir abandonné parce qu’il ne correspondait pas à ce qu’elle avait à vivre, parce qu’au fond (j’extrapole) il faut, pour écrire un roman, se retirer du monde, ne plus vivre que dans et pour l’écriture, autant dire ne plus vivre – ce que j’hésite à faire, rêvant toujours d’un possible compromis (pourtant démenti par les faits) entre l’écriture et la vie.

 

Hier j’ai encore parlé de moi au passé, tout comme si j’étais mort ; mais si j’étais vivant ?

 

Voilà ce que me murmure, à la toute fin de cette nuit sous les Combles, l’averse de janvier.

 

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