Journal d’une plante carnivore

Postface

 

Comme lorsqu’un jazz-band s’empare d’une mélodie et la métamorphose (…) la gravure donne le pouvoir de décomposer et de recomposer le monde. 

Jérôme Bouchard

 

 

Écrire permet de se découvrir des frères dont on ne soupçonnait même pas l’existence – cela seul suffirait à justifier qu’on écrive, si l’écriture comme le voyage, l’art ou l’amour, ne se passait par ailleurs fort bien de motif. 

Je me souviens de ce jour de « givre bref comme une amitié retrouvée » où mon vieil ami Franck Lemonde était venu me rendre visite dans cette Vallée de moyenne montagne où j’avais fini par poser mes bagages. Nous avions bavardé autant qu’on peut le faire, rattrapant des années de silence, il était déjà sur le pas de la porte pour repartir lorsque j’avais lancé sans raison apparente ces mots : « Ce que je voudrais par-dessus tout, c’est travailler de nouveau avec un peintre ou un graveur, comme quand j’avais vingt ans, pour retrouver l’atmosphère d’un atelier, le contact avec la matière, et faire un livre qui serait comme une grotte ornée ». C’est à ce moment-là que Franck, qui est un peu magicien, a fait apparaître l’ami Jérôme, graveur de son état, passionné de préhistoire, de forêts et de jazz – la première lettre doit dater de l’heure qui a suivi…

Entre le printemps 2016 et l’été 2017, ma vie d’écrivain a été rythmée par la réception des grandes enveloppes en papier kraft qui contenaient les gravures choisies par Jérôme. Lorsque je sentais que le moment était propice, je descendais dans la « cave d’or » où je reposais le malheur dans lequel une petite dégringolade intime était en train de me jeter. Je disposais cérémonieusement le thé, l’encens, le carnet et la plume, puis je passais trois ou quatre heures à me frayer un chemin parmi les images, comme naguère dans la forêt de Guyane, sur les sentiers de montagne ou le long de ma « route ordinaire ». Je sortais de cette épreuve chaque fois rasséréné.

Lorsqu’en juillet 2017 j’ai rencontré Jérôme « pour de vrai », il me semblait le connaître depuis toujours : toutes les conversations que nous avons eu en son bel Atelier des Bois Gravés, rue de la Cathédrale, à Poitiers, où Anne et lui m’ont reçu comme un frère, tous nos échanges autour de la peinture, du jazz, de la nature ou de l’enfance, n’ont fait que confirmer la profonde connivence qui s’était établie à distance.

Je traversais donc une de ces périodes de mutation douloureuses qui sont un passage obligé de l’adolescence mais qui, hélas, de loin en loin (à des intervalles qu’on espère aussi larges que possible), peuvent se reproduire à l’âge adulte – et c’est peu dire alors qu’on n’en mène pas large… Ce voyage verbal à travers les gravures m’a permis de « décomposer et de recomposer » mon monde en perdition, jusqu’à trouver une issue qui n’était pas seulement littéraire. 

Que soient ici très chaleureusement remerciés Jérôme, Anne, Franck, ainsi que tous ceux qui m’ont épaulé sur le chemin tortueux de la métamorphose…

 

La Table, printemps 2021.

 

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