Journal d’une plante carnivore

 

 

 

L’attente des épreuves, journal des Bois Gravés

 

 

1. L’attente des épreuves

 

La balayeuse remonte puis redescend la rue invisible, projetant à travers la porte vitrée les lueurs orange de son gyrophare, et ce bon vacarme de l’aube urbaine prélude aux hauts cris des martinets, aux sirènes, aux mélopées des tourterelles, toute cette symphonie du monde qui chaque matin ici se réaccorde.

Volets tirés on devine la vie qui s’agite, se courbe, s’étire, s’apprête à repartir. Dans la pénombre ça sent l’encre, le vernis et l’essence de térébenthine (c’est le premier constat que fait tout visiteur qui pénètre en ce lieu). L’odeur en est sans doute plus subtile, mais ça sent aussi l’attention et l’attente, à cause de ce ciel constellé d’épingles claires qui guident les voiles d’une flottille d’épreuves.

Avec le chat je m’embusque. Au plafond les feuilles bougent un peu, comme une forêt, une mer, une dormeuse qui respire.

Les formes, les ébauches, toutes les feuilles de cette forêt d’encre attendent la lumière ou la nuit (c’est une heure hésitante), attendent qu’on les presse de questions, qu’on les détache, qu’on les descende, qu’on les regarde, qu’on les fasse vivre, qu’on vive avec elles, qu’on se fraye en elles un chemin.

Bientôt la porte s’ouvrira et le flot de la vie ordinaire viendra battre jusqu’ici. Une dame rentrera, qui demandera au graveur s’il veut bien faire un trou dans le cuir de sa ceinture parce que le petit cordonnier d’à côté est fermé et qu’il a certainement le matériel pour cela ; il s’exécutera, la dame parlera, se racontera, car elle a bien maigri ces temps-ci, à cause de sa mère qui…, à cause de la vie… Un quidam entrera qui parlera de lui et ne regardera rien ; ou bien deux jeunes filles contempleront longuement les images en s’exclamant et repartiront avec trois ou quatre cadres soigneusement choisis.

La porte va s’ouvrir sur ce corridor de l’Atelier-galerie, rue de la Cathédrale, à Poitiers, voie piétonne, en plein centre, en face du Taj-Mahal, venez et vous verrez : c’est un curieux commerce où l’on vend des épreuves.

 

 

2. La belle endormie

 

Passent trois balayeurs en gilets orange qui débonnairement devisent en laissant trainer leurs balais. À l’entrée la belle endormie ne bouge pas. La tête dans le creux du coude elle feint le sommeil, mais sa bouche pulpeuse se presse sur la courbe pure de son bras, comme pour poser un baiser sur sa propre chair. Dans les boucles végétales de sa chevelure emmêlée où un oiseau pourrait creuser son nid, tout un jardin m’attend.

Tout, ici, reste affaire de désir, à fleur de peau, la main rêvée dans une chevelure d’oiseaux. À cause des images qui brillent dans l’obscurité, de l’encens allumé par Jérôme, des rites propres à l’Atelier et de la paix qui y règne, on pense à une grotte, à un temple. La musique joyeuse et fière du « premier jazz » – Nouvelle Orléans, 1917 – cependant y résonne, et le chat en a fait son repère, installé en boule devant la porte ouverte, et qui regarde sans désir les passantes mais avec force claquements de mâchoires les envols de pigeons.

Tout cela semble paisible, presque domestique, mais qu’on ne s’y trompe pas. Ce qui anime le renonçant assis dans la pénombre du temple, ce qui pousse l’homme au fond de la grotte pour graver ou pour peindre, cela reste la faim, le vieux désir inguérissable qui fait se frapper et crier à la face d’une divinité qui crâne : « Rassasie-nous, nous avons faim de commotions intersidérales – ah, verse nous des laves astrales à la place de notre sang… » (et tout ce qui s’en suit).

La porte est grande ouverte sur la rue claire. La jeune fille africaine, le Blanc mal réveillé à la chemise fripée, le Créole en polo violet, lunettes dorées, dent en or, sans ralentir la marche se tournent vers la galerie et simultanément regardent le chat qui les regarde et le graveur qui, crayon à la main, ne lève pas la tête du petit personnage dodu qui sieste sur son bateau de papier et vogue vers le sceau.

C’est la Louisiane, parfois, ici.

Le chat, que seuls terrorisent vraiment les poussettes, les enfants turbulents et mon saxophone alto, joue avec constance son rôle d’appât : regardez-moi, entrez et voyez, sur l’étagère juste à gauche, mon double en noir et blanc.

Entre un jeune homme roux, qui demande « un portrait d’Asiatique triste » que sa compagne a repéré quelques jours plus tôt et qu’elle  désigne ainsi ; on cherche, parmi les images, celle qui pourrait correspondre…

Entre un couple décidé qui s’affaire parmi les cadres – une caresse au chat – cependant que s’enflamme le bigband, et l’on se dit (comme Higelin avant d’entonner pour la dernière fois de sa vie la dernière chanson de son dernier récital) que « c’est quand même génial d’être là »…

 

 

3. « That’s a plenty »

                                                      (Pour Anne)

 

Tu t’accoudes et tu regardes

un peu de loin la vie des gens

pas misanthrope ni méprisante

juste distante

tu regardes les étudiants

qui au retour du week-end font rouler

à grand bruit sur le pavé

leur petite valise pleine de linge frais

comme le chat tu regardes

depuis l’ombre la lumière

qui fait chanter les cuivres de la rue

et swingue

Louisiana rythm kings, 1929

that’s a plenty, mais oui

même et surtout en temps de crise

« il y a un devoir de Bonheur »

tu disais, de bonheur

à prendre, à recevoir, à donner –

that’s a plenty et qu’on se serve.

Tu t’accoudes tu regardes

d’ici la vie des gens

et si tu descends l’escalier

si tu fais mine de t’asseoir près du chat

on t’interpelle vite du café

et te voici devisant au soleil

vivant la vie des gens, disant

that’s a plenty.

4. Nos yeux de chat

 

Les martinets en escadrilles s’engouffrent à présent dans l’air sans résistance, projectiles lancés, on pourrait croire, pour le seul plaisir du déploiement dans l’espace, cependant que les tourterelles assurent la basse continue de l’été. Une passante à voix haute salue le chat, on entend les cloches de la cathédrale sonner à la volée, puis soudain un incompréhensible vacarme envahit la rue et le chat s’enfuit, oreilles plaquées sur la tête. Apparaissent dans l’encadrement de la porte deux, puis trois, quatre, cinq, six, dix, douze, quatorze jeunes Japonais avec leurs valises à roulettes, qui remontent la rue dans un grondement tel que l’on croirait qu’un train vient de quitter sa voie.

Puis tout s’apaise.

Passe un ado à un vélo, passe un vieillard.

Il y a tout cela, tout autour des images : la vie des gens, que j’aime regarder ainsi, à la façon du chat, avec une curiosité peut-être pareille, dirait Jérôme, à celle qui taraude l’enfant face aux mystères de la procréation…

Naguère j’ai été chat, ou en tout cas j’ai vécu vraiment au plus près de lui. Tapi dans l’herbe je l’imitais, feulant, grondant, ronronnant, léchant l’intérieur de mon poing et le passant sur mes cheveux, ou l’épouillant, lui, avec mes dents. L’épeire, la menthe religieuse, l’immense sauterelle verte, les taupes étaient nos voisines fabuleuses. Le rouge-gorge juché sur une branche basse, j’aurais voulu l’attraper avec lui, et planter comme lui mes crocs dans son cou pour sentir le goût de fer de son sang. Aplati des heures durant parmi les hautes herbes j’empalais sur des bogues les petits criquets frémissants dont, privilège de mes mains, j’avais ôté les pattes, et nous mangions ensemble ces divines friandises.

Un jour ainsi j’ai été chat ou, mieux, enfant détenteur de la possibilité d’une proximité avec cette nature qui reste plus que jamais notre trésor le plus précieux et dont je sentais que l’âge d’homme risquait de m’éloigner.

« Je voyais les adultes comme des gens qui avaient trahi, dit Jérôme ; je ne voulais pas tout perdre. »

Et c’est ainsi qu’on se retrouve à louvoyer sur de drôles de mers, traversant des naufrages, des gouffres, passant par des épreuves vraiment déraisonnables, pour tenter de maintenir ouvertes en grand les portes de la perception, voir vraiment, voir en petit et en grand, l’ensemble et le détail, microcosme, macrocosme, continuer à voir le monde avec nos yeux de chats, nos yeux d’enfants, nos yeux vivants ; c’est ainsi, c’est pour cela je crois que l’on est peintre, poète ou musicien.

5. « Unhappy accidents »

 

« J’ai cherché la ligne de crête entre l’équilibre et le hasard », dit Jérôme en encrant la première plaque, entrecroisant aussi régulièrement que possible le rouleau. « Il y a une attitude à avoir avec le hasard qui, sinon, entraîne de fâcheux accidents. Les deux lunes apparues en filigrane de ce feuillage, c’était un défaut du lino, tu sais ! » Puis il passe la presse et apparaît la silhouette noire, encore à buvarder, dont Fats Waller salue la naissance d’un solo.

La seconde plaque a été « mal gravée », le graveur choisissant de laisser apparent le fond des tailles qui, en principe, doit être lisse. Cela rappelle les traits iconiques de mouvement des bandes dessinées, ces rais horizontaux qui suggèrent la vitesse, par exemple. « C’est à force de voir faire mes élèves, qui adorent ce genre de facilités, que l’envie m’est venue de me le permettre aussi, parfois. »

Puis vient la plaque de traits, qui est en général la dernière et la plus foncée. Le visage est maintenant visible, mais pâlot. Il ré-encre. Rien ne va. Il recommencera dix fois, ou cinquante.

Nettoyer les plaques.

Laisser reposer.

Réfléchir.

La nouvelle tentative sur beau papier sera en noir et rouge – un savant mélange, à la fois sombre et lumineux, à base de ce rouge de cadmium qui fait de beaux rideaux d’opéra.

On reste tendu, attentif. Le papier mal placé crée un décalage fâcheux qui est tout le contraire de cet « heureux hasard » que les Anglais désignent par ce qui sonne à nos oreilles comme un bel oxymore : « happy accident ». Le deuxième essai aggrave ce qu’il était censé réparer.

« Ce qui est à voir est là-bas, en face. Ne me parlez pas ! »

L’image cependant apparaît, pas sans douleur, pas sans fatigue, sur ce fond pourpre de vieux théâtre – un personnage féminin qui vient de loin. Moi, je ponce du lino et découpe au cutter une plaque de plastique. Si quelqu’un vient je dis que je suis stagiaire. Je garde la boutique, et me réjouis de pouvoir ainsi jouer à être quelqu’un d’autre, comme quand j’avais vingt ans et qu’on me prenait pour un mousse, en Bretagne, parce que je logeais sur le port, ou pour un berger parce que j’étais seul en montagne au milieu des moutons et aussi frisé qu’eux.

Pause.

Silence.

Ne rien faire, assis au fond de l’atelier où la musique continue seule, moins festive, pas insouciante – « Mountain  City Blues », Carence Williams, 1927 – est un bienfait.

 Dans la rue monte la fournaise. Le graveur s’étire, le chat ne bouge pas, l’encre épaisse repose comme lave après l’éruption, en lente voie de solidification mais brûlant et fumant encore.

Puis le feu s’éteint tout à fait et le graveur nettoie les cendres, les plaques, les rouleaux, et l’odeur de la térébenthine fait un peu tourner la tête cependant que s’emballe le jazz-band de King Oliver.

 

6. Le rouge-queue, le hasard et la chance

 

Un rouge-queue parfois vient se percher sur l’enseigne d’en face, puis frôle les falaises des maisons en quête d’insectes. Une dame qui ne croit pas au hasard me demande ce qu’il « veut me signifier ».

Moi je crois au hasard, et je crois surtout que le rouge-queue à la fenêtre se fiche pas mal de ma présence ou de mon absence (seuls les moucherons le concernent), comme le chat qui ne me considère avec intérêt que dans la mesure où l’hasardeuse nature m’a doté de mains susceptibles de le gratter et de lui ouvrir les portes de l’Atelier. Si un vieillard a croisé tout à l’heure la camionnette blanche sur laquelle j’ai lu le mot « Avenir », il ne faut bien sûr y voir qu’une coïncidence – sans quoi la recherche systématique de messages signifiants mènerait assez sûrement à la folie, ainsi que les Surréalistes l’ont assez bien expérimenté.

Ce qui fait parfois sens, c’est la façon dont j’accueille les propositions du hasard. C’est la manière dont j’ordonne le chaos qui me ravit ou me menace, et tous ces liens que je souligne entre le dedans et le dehors, entre ma propre histoire et le rouge-queue, le chat, le vieillard ou la camionnette « Avenir ».

Cet autre message qui me parvient lui aussi, par hasard, d’une jeune fille partie outre-mer (et je me souviens de ses larmes à l’idée qu’elle ne verrait plus ses amis, et de son sourire incrédule lorsque je lui avais dit, pour tenter de la faire rire et de la consoler, qu’elle allait rencontrer un beau Créole qui l’aimerait et qu’elle aimerait, prédiction d’ailleurs réalisée depuis − et les images que parfois je vois d’eux tendraient à prouver que non seulement le hasard mais le bonheur et l’amour même existent), ce message, lui, veut bel et bien me signifier quelque chose, tout comme les images qui m’entourent veulent dire quelque chose (ou leur auteur à travers elles) et correspondent en tout cas à une nécessité de dire, même si le message, cette fois, est plus confus.

Une passante, comme vingt autres avant et après elle, interrompt sa course pour saluer d’un mot et d’une caresse la divinité féline qui garde l’Atelier.

À Porto Rico des astronomes ont, dit-on, détecté d’étranges émissions provenant d’une lointaine étoile – et si l’on en parle dans les journaux, à la radio, ce n’est naturellement qu’à cause de notre vieux rêve d’un écho déchiffrable venu de l’Univers, trace d’une vie extra-terrestre à laquelle notre anthropocentrisme confère inévitablement une forme entrant dans les bornes étroites de notre imagination… Me touche, cependant, ce refus si profond de notre solitude, de l’insensé du monde, du hasard auquel moi non plus, peut-être, après tout, je ne crois pas toujours, ou pas tant que ça.

Les martinets s’adonnent de plus belle à leur ballet criard et hasardeux que rien ni personne n’ordonne, mais dans lequel je sens une invite à m’offrir une fois de plus, et carnet en main, à ce jeu des rencontres, des assemblages incertains, des rapprochements peut-être inattendus.

Je pars marcher au hasard des rues, sifflotant, fredonnant, et saluant sur les façades des églises les gargouilles, mi humaines, mi bestiales. Chaque silhouette croisée, chaque carrefour, chaque fenêtre est un de ces nœuds du hasard ferroviaire qui pourrait faire que l’on bifurque, que l’on quitte cette voie qui, de fait, n’est pas toute tracée, mais déterminée en partie seulement par la somme de nos actes antérieurs. Un bon choc sur la tête et je serais tout autre, génie ou légume, sachant jouer du sax comme Coltrane ou oublieux de toute musique.

Je retrouve, devant l’église Notre-Dame-la-Grande, le camarade rouge-queue toujours occupé à faire et refaire son marché d’insectes – et sa présence, ses cris de papier froissé tellement familiers ajoutent à l’indubitable bienveillance que je sens en ce lieu.

Retour à l’Atelier. Le goût du thé. Les cadres lumineux. Le cadre lumineux, dans lequel on n’entre pas, c’est vrai, tout à fait par hasard, mais par chance, en l’ayant désiré et en ayant fait tout ce qu’il fallait faire pour laisser sa chance à la chance.

 

7. La transmission

 

Tombe les heures lourdes de l’après-midi, où même le martèlement des talons sur les dalles se met à sonner mat, où tout désir s’émousse. Même le chat le sent, qui quitte son avant-poste de vigie pour se planquer au sommet d’un placard où il se roule en boule et oublie le monde. Les formes ne viennent plus et ce n’est pas le moment de se mettre au dessin. Les quelques paroles aussi qui parviennent à passer sont pesantes. C’est la Mer des Sargasses : pas de vent, pas de courant, pas de rivages mais des algues qui s’entassent et tout un vortex de déchets. Le cœur vide, plus avide, on n’avance pas.

Lutter, ce serait s’épuiser ; ne rien faire, céder. On a trop connu de ces effondrements pour ne pas se méfier.

Ce qui sauve, d’abord – ce par quoi on cherche à maintenir la marche, même réduite, du vaisseau – ce sont les gestes machinaux, répétitifs, comme écoper sur le bateau, réciter des mantras ou nettoyer l’autel. Debout devant l’établi le graveur encolle des bandes de papier, nettoie les verres qu’il vient de ramener, travaille à l’encadrement des images. Le scribouilleur quant à lui recopie les textes du carnet et puis en met au Net les bribes susceptibles d’être utiles : des connexions à son insu se font, se feront.

Ce qui sauve c’est la passion d’émettre et de transmettre.

Entre un couple qui longuement regarde les images, s’intéresse, s’interroge, et la tonalité du moment s’en trouve modulée.

Chez les peuples premiers le chamane parait-il est un individu souvent ambigu, homme et femme, sage et fou, malade, sans doute, mais capable d’utiliser la force inhérente à sa maladie pour ouvrir son regard et guérir autrui. Il se tient en lisière de son clan tout en étant en charge de cette fonction centrale qui est de maintenir le lien entre le monde humain et celui des « esprits ». S’il est pour une raison ou une autre empêché d’exercer son rôle, c’est la maladie qui l’emporte : il n’est plus qu’un fou, un égaré, un clochard.

Pour les Tibétains le tülkou est d’abord un enfant appelé à incarner tout ou partie de l’enseignement d’un maître ; si le tülkou n’a pas pu être formé, ou si les circonstances ne lui permettent pas de transmettre à son tour l’enseignement, il devient fou.

Quels que soient les domaines concernés (à la probable exclusion des traders, banquiers ou marchands d’armes), il est facile de constater que tout individu qui a beaucoup reçu éprouve, la quarantaine venue, le besoin de donner – faute de quoi il s’étiole, s’aigrit et tombe en dépression.

Voici donc le graveur qui s’anime, qui montre, qui parle. L’encadrement. Les cours pour adultes ou enfants. La technique. La vision.

Chaque semaine, chaque jour, à chaque instant peut survenir la rencontre, puisque la porte de l’Atelier est ouverte. Des gens arrivent, qui regardent vraiment, qui voyagent et font voyager avec eux les images à travers la planète. Il faut voir la joie de l’artiste quand se déploie, se disperse, le fruit de son travail – car cela, tout cela, c’est pour tous.

8. Leçon d’encadrement (Jérôme talks)

 

Avec une éponge douce, lavez la vitre à l’eau chaude, puis à l’alcool – car la découpe du verre, effectuée avec un diamant trempé dans du pétrole, laisse des traces tenaces. Utilisez de l’alcool ménager à 90 ou 95 degrés non-aromatisé, en évitant l’alcool à brûler à l’odeur exécrable.

Coupez le carton gris en suivant bien la vitre, jamais vraiment coupée d’équerre, et en dépassant d’un quart de millimètre car le carton arrière doit servir de pare-chocs. La cartonnette avant sur laquelle sera collée la gravure, qu’on choisira d’un beau blanc ivoire, devra au contraire être coupée plus court d’un millimètre. On veillera naturellement à garder les mains et les ongles impeccablement propres, car la cartonnette prend toutes les empreintes digitales, et on trouvera un moyen pour éloigner le chat (c’est un des aspects les plus délicats de l’opération).

Il faut ensuite poser la vitre sur le carton et, sans appuyer le cutter sur le bord de la vitre pour ne pas l’érafler, marquer le tour. Il est pratique d’opérer sur une planche de découpe, ou « cutting mat », pourvue de lignes graduées, que l’on trouvera facilement dans les commerces spécialisés et qu’il faut stocker debout ou bien à plat, sans jamais laisser glisser dessous le moindre crayon, car toute déformation est irréparable. Il est bon par ailleurs d’utiliser une règle d’encadreur, très lourde, en fer, avec un côté antidérapant, et dont les quatre centimètres de largeur serviront en outre de repère pour le placement de l’image.

Mettez les attaches assez haut sur le cadre, pour qu’il reste bien parallèle au mur quand vous l’accrocherez (pour un format portrait de 34×42, comptez huit centimètres depuis le bord supérieur). Placez les deux trous à même distance du bord, suffisamment éloignés l’un de l’autre, puis trouez le carton avec un clou bien pointu.

Pour l’attache du cadre il n’est pas nécessaire d’acheter les anneaux vendus en même temps que les lacets en laiton : les rondelles fines en acier zingué que l’on trouve au rayon visserie des magasins de bricolage suffisent. À l’aide d’une petite pince coupante et d’une autre pinçante, pliez le lacet de façon à former un nœud sur le côté, fermez, faites rentrer le nœud dans le trou, enfoncez en appuyant doucement à l’aide d’un marteau, puis rouvrez de l’autre côté du carton le lacet et aplatissez-le avec le dit marteau ; si besoin, bombez un peu le carton pour que le lacet soit au plus près de son support.

Placez maintenant la vitre sur la cartonnette en la faisant dépasser d’un demi à un millimètre sur deux côtés (ce qui fera un quart quand on la centrera). Coupez, en tenant le cutter un peu oblique pour gagner encore un quart de millimètre, sans trop appuyer sur le verre pour ne pas l’ébrécher. Que les bords soient un petit peu mâchés n’est pas rédhibitoire, car ils seront masqués par la bande de kraft adhésif qui cèlera le tout.

Il faut, tout au long du travail, penser à bien remettre à chaque fois la vitre dans le même sens (car, rappelons-le, la vitre n’est pas d’équerre et le carton a été découpé en fonction).

Positionnez à présent l’épreuve en laissant une marge un peu plus grande en bas qu’en haut : cela donne une assise à l’image, et un confort visuel. Ayez soin de laisser la même marge de chaque côté que le bord du haut (ou que celui du bas, qu’importe), en vérifiant soigneusement avec la règle et en prévoyant, pour les dimensions citées en exemple, des marges de 4 à 5 cm.

On veillera, bien entendu, à ne pas bouger en replaçant l’image…

Une fois celle-ci bien en place, posez la règle en travers pour l’immobiliser (car les images sont traitresses et, comme des enfants qui jouent à « un-deux-trois soleil », se mettent à bouger dès qu’on tourne le dos). Soulevez délicatement chacun des angles et repérez-les d’un trait de crayon qui ira en diagonale de la pointe de l’image vers l’intérieur.

À ce point de la leçon, le graveur, à l’encre blanche, signe son œuvre. Avec grand soin il repasse au noir les contours de la signature, ainsi discrète mais lisible, comme le sous-titrage d’un film en noir et blanc. On peut faire une pause pendant que l’encre sèche, rassurer le chat qu’on avait écarté, et nettoyer une fois de plus le verre en attente.

Vient le moment de fixer l’épreuve sur la cartonnette. Procurez-vous pour cela un rouleau de filmoplast P transparent au PH neutre agréé par les musées, qui ne jaunira pas avec le temps. Faites-en des bouclettes qui adhèreront des deux côtés et placez-les aux quatre angles, voire davantage si l’image est plus grande. Pour manipuler l’image, prenez-la par deux angles opposés, ce qui permet de poser l’angle inférieur sur le trait de crayon avec toute la précision nécessaire, avant de passer aux suivants. Pour éviter des plis visibles sur l’image, passez la paume de la main en un mouvement d’essuie-glace allant vers l’extérieur, et tapotez partout où se trouve l’adhésif.

La dernière partie du travail consiste à refermer le cadre – acte aussi solennel que la fermeture du tombeau, en plus joyeux (sauf si une moustache du chat s’est retrouvée piégée à l’intérieur et qu’il faut tout refaire).

Placez le cadre au bord de la table de telle sorte que les anneaux se trouvent à l’extérieur, afin de rester bien à plat. Si la cartonnette dépasse, retirez une bande d’un millimètre de chaque côté (en pensant à changer la lame du cutter, si nécessaire).

Épousseter le verre en soufflant sur lui ne suffit pas : il faut passer le dos de la main et nettoyer encore à l’alcool (si votre rapport à la saleté s’étend, par la suite, à l’ensemble des vitres, voire de votre maison, la consultation d’un psychiatre est recommandée).

Vérifiez une nouvelle fois qu’il n’y a ni poussière, ni poil ou moustache de chat, puis posez le verre sur l’image et placez sur chaque côté des pinces de serrage. Munissez-vous de bande kraft adhésive, que vous aurez soin de ré-encoller car l’adhésif utilisé est insuffisant. Utilisez une colle blanche au PH neutre pour vinyle et plastique spécialement conçue pour le cartonnage, le gainage, l’encadrement et la reliure (il est possible de la diluer un peu). Faites attention à ne jamais laisser trainer le papier adhésif dans un endroit humide.

L’ultime opération demande un peu de savoir-faire et, comme toujours, beaucoup de soin. Tendez la bande adhésive parallèlement au cadre en vous aidant du fait que les bandes sont vergées (c’est-à-dire pourvues de vergeures, de lignes parallèles horizontales et serrées) – une observation attentive des cadres réalisés permet de constater que la bande est parfois légèrement inclinée, ce qu’il faut autant que possible éviter. Lissez et marquez l’angle avec l’ongle, puis nettoyez aussitôt le surplus de colle qui a coulé sur le verre en passant une éponge humidifiée d’eau chaude et propre vers l’intérieur du cadre.

Renouvelez l’opération pour les quatre côtés, en retirant chaque fois la pince.

Avec le bas de la lame du cutter, afin d’éviter que le haut soit en contact avec la colle, et en tendant bien le papier kraft, coupez ce qui dépasse.

Au dos du cadre les anneaux sont écrasés contre le carton ; avec un instrument quelconque, faites-les ressortir, puis munissez-vous d’un fil galvanisé de 0.6 à 0.9 millimètres, coupez-le avec la pince adéquate, recourbez-le en laissant les quelques centimètres qui permettent de l’entortiller sans peine. Écrasez le bout qui dépasse pour ne pas vous piquer, tendez le fil.

 Accrochez, regardez, décrochez, laissez-vous emporter.

 

9. Moving out (du bop au free)

 

Que ce crépitement progressif de chantier, de charrette, que ce roulement qui s’amplifie et gagne peu à peu toute la rue, le soir, soit bel et bien le bruit de la pluie, on en reste aussi étonné que le chat (qui a bondi de son placard et repris son poste sur le paillasson). On n’avait pas vu venir les nuages, revenir le mouvement au sein de la torpeur. Une odeur de calcaire mouillé monte et tous les sens s’en trouvent revivifiés.

L’heure est grave – le graveur, après s’être un temps retiré, gouge à la main va graver.

L’heure est légère, on arrive à un tournant de notre histoire de gravure et de jazz, dont l’énergie finale est sur le point de déferler.

Quelque chose souterrainement et paisiblement pulse, sang qui bat, sève qui gonfle sous l’écorce et enfin s’élance, jaillit serré ; puis tout s’espace dans le ciel bleu-gris du soir d’été. On sent une impatience que rien ne saurait apaiser, qui ne cherche d’ailleurs aucun apaisement mais sa seule prolongation, comme de l’enfant qui, après avoir joué tout un long jour, joue encore dans le jardin à minuit.

Du jazz aussi on dit qu’il est « tentative d’élongation de l’instant ».

À présent le graveur part en exploration dans les veines du bois, avec le geste sûr, la maîtrise, et toute la minutie nécessaire. L’enfant joue. L’arbre vit. Le saxophone ténor se lance dans une improvisation virtuose aux attaques précises, au tempo intenable et qu’il tient cependant, grâce à cette technique de respiration que l’on dit continue.

10. Leçon de bulles

 

J’ai quelque scrupule à dévoiler la recette élaborée par Jérôme afin de contourner l’ennui qu’engendre certaines situations mondaines ; il me semble néanmoins, d’une part, que sa connaissance pourrait être utile et agréable à chacun, indépendamment de toute obligation mondaine, et d’autre part qu’elle n’est pas sans rapport avec le regard poétique – ou notre regard de chat, regard d’enfant. Bref, voici.

Prenez un verre de Perrier, un citron – et, dans la version complétée et dramatisée par Anne, deux pépins de pomme. Commencez par presser le citron dans le Perrier, pépins compris, puis observez avec la plus grande attention.

On ne peut pas savoir ce qui va se passer. Rien, peut-être. Cela dépendra des circonstances, de la quantité de citron, du poids et du nombre des pépins, de la nature du verre, que sais-je ? Il est toutefois vraisemblable que certains pépins descendent plus ou moins rapidement au fond du verre tandis que d’autres surnagent, puis que tous s’immobilisent. Le processus peut commencer.

Au fond du verre les bulles s’accumulent en grappes sur les pépins échoués qui, peu à peu, s’agitent, se redressent, jusqu’à ce que le pépin remonte. Les bulles qui le portaient éclatent alors, et le pépin recommence à s’enfoncer avec la rapidité d’une pirogue en perdition ou la lenteur d’un triton alpestre qui, une fois sa bulle d’air bue, se laisse retomber jusqu’au fond de la mare. Voici ainsi l’ensemble des pépins pris en yoyo, comme des gammares sous l’emprise de deux parasites aux besoins opposés : l’un souhaite que le crustacé aille vers la surface pour qu’un oiseau le pêche, étape nécessaire à son propre cycle de vie puisque ce parasite pond dans l’estomac de l’oiseau ; l’autre souhaite au contraire que l’animal qu’il a parasité s’enfonce, bien à l’abri des prédateurs, car sa propre survie en dépend – et l’effet conjugué des deux forces affole le gammare.

Le spectacle est déjà en soi admirable, et peut agrémenter une longue et vaine attente. Anne, cependant, propose de pimenter la chose en introduisant matière à suspense, voire à divination.

Ajoutez deux pépins de pomme parfaitement repérables à leur couleur sombre, et attendez. Commence alors un ballet tragique, car les deux pépins tantôt s’éloignent, tantôt se rapprochent, rarement s’unissent, aussitôt se séparent, vivant à vitesses distinctes leurs vies parallèles de météores aquatiques : il peut leur arriver de faire ensemble un bout de chemin, mais la probabilité pour que leur rythme s’accorde est infime.

Au bout de quarante à quarante-cinq minutes, l’effet du gaz se dissipe et plusieurs dénouements sont possibles : soit les deux grains noirs restent unis, en bas ou en haut ; soit ils restent séparés, l’un en bas, l’autre en haut. Pour les couples vieillissants, ou menacés de séparation, cela peut faire figure de présage, dont on ne garantira pas la fiabilité ; pour tous, cela promet quarante-cinq minutes d’une observation aussi passionnante que celles que moi-même je faisais, enfant, dans le bassin de mon village où nageaient les tritons, les dytiques…

(Qu’on ait pu avoir pareille idée concernant l’usage du Perrier-citron montre une fois de plus le caractère fertile de l’ennui – qu’un conte africain met à l’origine du monde, et que le poète, l’enfant et le graveur, connaissent bien…)

 

11. Le travail du graveur (Jérôme talks)

 

Je laisse pour finir la parole à Jérôme, dont j’ai transcrit les propos aussi fidèlement que je l’ai pu

 

Le support

 

Je dessine directement sur le support, qui est soit du linoléum, soit du bois.

Le lino est une matière facile à travailler, puisque souple et sans fil, et peu chère, ce qui permet de travailler avec moins d’inquiétude, en sachant qu’on peut jeter et recommencer. Pour le bois, il s’agit par contre de plaques calibrées en bois de bout à hauteur typographique (soit 23,56 mm), ce qui demande à l’ébéniste d’assembler de petits carrés de bois avec beaucoup de précision : c’est un travail délicat, et les plaques coûtent cher.J’utilise soit du buis, soit le plus souvent du poirier, en « bois de bout » et non en « bois de fil » : on coupe l’arbre horizontalement, « en tranches » et non en planches, ce qui permet de ne pas être gêné, ensuite, par le fil du bois. Cela permet également de faire des traits aussi fins qu’un cheveu sans que le bois casse sous la pression. On peut appuyer fortement sur un rouleau de sopalin gardé vertical sans le déformer, mais il s’écrasera aussitôt s’il est horizontal : c’est la même chose pour le fil du bois.

Il est plus facile de faire un travail sec et nerveux avec du bois, et souvent les linogravures ont tendance à privilégier un dessin rondouillard ; je mets évidemment un point d’honneur à faire des dessins secs et nerveux pour le lino, et très fluides pour le bois !

 

Le dessin

Comme le lino est la plupart du temps coloré, je commence par mettre une couche de blanc, avec une encre qui doit être à la fois fluide et opaque. Une fois le support bien sec, je fais mon dessin directement à l’encre de Chine, soit au pinceau (le plus souvent un pinceau chinois), au calame (un morceau de bambou taillé en biseau), à la plume métallique (j’ai une belle collection de plumes anciennes ou modernes) ou à la plume d’oiseau.

J’effectue toutes les corrections à l’encre blanche, puis à l’encre noire, puis à l’encre blanche, puis à l’encre noire, jusqu’à ce que je sois satisfait. L’image, une fois imprimée se retrouvera inversée, ce qui conduit de nombreux graveurs à utiliser tout un système de miroirs ou de calques pour s’assurer du résultat. Pour ma part je n’en tiens pas compte, et considère qu’une bonne image tient à l’endroit comme inversée – avec toutefois une exception pour les personnages et les animaux de profil, car l’effet produit et les sentiments évoqués diffèrent suivant que les personnages viennent de la gauche ou de la droite, un peu comme les personnages qui, au théâtre, entrent en scène par le côté cour ou par le côté jardin.

Comme je ne fais jamais aucun dessin préparatoire (sauf pour les commandes, lorsque je dois travailler d’après photographie, où il m’arrive de faire une mise en place au crayon), je travaille toujours directement à l’encre sans me poser la moindre question. Tout ce que je sais avant de travailler, c’est si j’ai envie d’utiliser la plume, le pinceau ou le calame ; c’est donc l’outil plutôt que le sujet qui est déterminant.

J’achève le dessin, pour lequel tous les repentirs seront finalement invisibles (c’est un des avantages de la gravure) ; puis vient le moment de graver.

 

Les outils

Pour graver j’utilise trois types d’outils.

Il y a d’abord l’onglette, dont l’extrémité ressemble à la semelle d’un fer à repasser très pointu, qui permet de retirer de très fins copeaux.

Il y a ensuite des gouges en U et en V de toutes tailles.

Il y a enfin mon outil de prédilection, qui est le couteau. Les Japonais se servent beaucoup de cette sorte de couteau, qui comporte une petite lame très aiguisée, pareille à celle d’un tout petit ciseau à bois de trois millimètres de largeur, avec un bout carré. Je plante l’un des angles au bord d’un trait, en l’enfonçant légèrement, puis je suis le trait au plus près. Contrairement à la gouge dont le côté montant cache le trait, cet outil me permet de continuer à bien le voir. J’obtiens à mesure un copeau qui ne se détache pas, puisqu’il n’est coupé que d’un côté, et qu’il suffit ensuite d’enlever en faisant sauter l’autre côté. Comme j’avais un couteau japonais formidable que j’ai perdu, je me suis fabriqué celui que j’utilise maintenant. J’ai trouvé dans une brocante une petite lame parfaite, dont la grande souplesse permet de vraiment moduler son geste avec beaucoup de précision.

 

La gravure

Au moment de graver, je ne suis plus qu’un exécutant. Je grave à la façon japonaise, qui consiste à exécuter très fidèlement le dessin, plutôt qu’à celle des expressionnistes allemands, dont j’imagine en regardant leurs gravures qu’ils font un dessin, un lavis, un crayonné plus ou moins imprécis, voire se passent de dessin et gravent directement : la gravure est pour eux le geste créatif.

Pour ma part, je grave donc avec grande fidélité mon dessin, le but du jeu étant de garder le caractère et la fraîcheur du trait. Si j’ai fait un trait sec et nerveux, un peu comme les signatures anciennes qui font crisser la plume, je veux garder exactement cela, en gravant telles quelles – si j’ai décidé de les garder – les moindres petites barbelures, les imperceptibles ondulations du bord du trait, les petites marques laissées sur le côté par mon pinceau quand il est ébouriffé, voire une tache.

Contrairement à la gravure sur métal où l’on creuse le trait et où, pour imprimer, on fait rentrer l’encre dans les tailles et on essuie le reste, cette forme de gravure consiste à creuser tout ce qui sera blanc et qui ne doit pas imprimer : on parle, à propos de la linogravure et de la xylogravure que je pratique, de gravure en relief ou, puisqu’on épargne le trait, de « taille d’épargne ». J’évide. Je suis le trait sans rien en ôter ni laisser aucune partie du blanc. Je creuse bien, sans me préoccuper du fond des tailles où l’encre n’ira pas, mais en soignant le bord des traits qui doit être bien net.

L’impression

Une fois que j’ai creusé comme il faut, je prépare mon encre sur une palette en verre. J’utilise des encres grasses qui sont un peu comme de la peinture à l’huile, en plus épais, et je les modifie parfois en y incorporant des huiles, des charges minérales, des pigments, jusqu’à obtenir la consistance, la couleur, la transparence ou l’opacité désirées. J’encre alors la plaque de façon bien uniforme à l’aide d’un rouleau en résine.

Je pose ensuite ma plaque sur le plateau de la presse. J’utilise une de ces presses dites « à épreuves » qui permettaient autrefois au typographe de faire une rapide relecture avant que l’imprimeur ne fasse fonctionner sa propre presse, électrique ou à pédales, pour le tirage définitif. Il faut régler la pression en haussant plus ou moins la plaque avec des cales de diverses épaisseurs, poser le papier bien droit pour avoir des marges régulières, puis passer le rouleau de la presse : en soulevant le papier on découvre l’image.

Il est important de trouver la bonne consistance de l’encre et la pression optimale : certaines gravures demandent une pression très forte (on peut même aller jusqu’à un léger gaufrage), alors que d’autres demandent très peu de pression pour que l’encre ne soit pas poussée aux limites ou même en dehors de la surface du trait et vienne boucher les petits détails qui disparaissent si le tirage est trop gras. Avec certains papiers japonais on peut mettre très peu d’encre, très peu de pression, et le moindre détail est pris comme une empreinte digitale sur un papier à cigarette.

En taille d’épargne les couleurs sont nécessairement des aplats, et il n’y en a qu’une par plaque. On commence par graver la plaque de trait, puis on en fait des reports sur autant de plaques vierges que nécessaire, et on taille les silhouettes des couleurs désirées, qui pourront par endroits se superposer à d’autres en créant, si l’encre est assez transparente, une couleur différente ; après quoi on imprime successivement les plaques sur le même papier, avec un repérage pour qu’elles tombent toutes au bon endroit.

Les motifs

 Je pense qu’il y a deux types de travaux en art, avec bien des nuances entre les deux : soit un art porteur d’un message, d’une idée en rapport avec la société, et qui a pour but plus ou moins explicite de provoquer la réflexion ; soit un art qui n’est pas séculier, qui ne comporte pas d’idées ni de message. C’est bien sûr dans cette deuxième catégorie que je m’inscris, même si je ne le revendique pas particulièrement. Il se trouve que je n’ai aucun goût pour l’expression à travers des symboles qui viendraient illustrer un questionnement ou un commentaire à propos de ceci ou cela.

Mes motifs sont soit des arbres, des buissons, des feuillages, des végétaux ; soit des nus, féminins pour la plupart ; soit des animaux imaginaires, des chimères ; soit des animaux ordinaires, des chats, des oiseaux, des rhinocéros ; soit, depuis quelques années, des choses beaucoup plus abstraites, mais que je fais quand même d’après nature : je vais me poster devant un paysage, et c’est lui qui va dicter mon travail même si, au bout du compte, je suis le seul à savoir que ce que j’ai fait reflète ce paysage.

Presque tous mes arbres sont ainsi faits d’après nature. Je me pose devant un arbre, une rangée ou un bouquet d’arbres, une forêt, que j’observe très attentivement en faisant taire un peu le monologue intérieur (chantonner, marmonner aide), et en me concentrant vraiment sur la perception visuelle. Ce qui m’importe, c’est de capturer l’essence, le caractère des arbres. On peut dire qu’il y a d’une part un aspect des arbres purement fractal, avec une sorte de géométrie qui répète en les multipliant les mêmes formes de plus en plus petites, et d’autre part un aspect chaotique, parce qu’une tempête a cassé des branches par exemple – ce qui fait que, lorsqu’on regarde vraiment un arbre, on se retrouve avec des angles droits, des croix, des diagonales qu’on voit rarement dans les tableaux, parce que tout se passe comme si ces éléments surprenants ne faisaient pas vraiment partie du paysage.

Dans la nature, les branches sont plus épaisses au niveau du tronc qu’à leur extrémité, et c’est ainsi qu’on les représente. Avec le pinceau, on peut faire un geste ascendant ou descendant, en commençant par le plein ou le délié. Or, il se trouve que j’ai eu envie, à un moment donné, d’effectuer un mouvement descendant en commençant par le plein, inversant ainsi l’ordre intuitif de la représentation. Il m’a alors semblé que la nature de l’arbre n’en était pas changée, que mon geste restait fidèle à celui de l’arbre, que je prolongeais ainsi picturalement.

Les arbres ont chacun leur structure (racines, tronc et branches) et leur écriture (petites feuilles rondes du chêne, feuilles lancéolées, pointues, en ogive, du châtaignier…), qui constituent une grammaire. Une fois qu’on a saisi cette grammaire, on n’a plus qu’à s’y conformer. Il n’est pas nécessaire de copier l’arbre, il suffit de s’imprégner de sa langue, si bien que la personne qui regardera la gravure aura le sentiment d’une présence de l’arbre, indépendamment de toute ressemblance photographique.

La technique que j’utilise me conduit par ailleurs à m’intéresser autant à l’espace entre les choses qu’aux choses elles-mêmes, aux espaces de lumière entre les feuilles et les branches autant, si ce n’est plus, qu’aux arbres.

 Pour ce qui est des bestioles, animaux fantastiques, insectes, chimères de toutes sortes, je mets un soin particulier à ne pas penser du tout à ce que je vais dessiner ; il faut qu’elles surgissent de manière inopinée et que je sois moi-même surpris de ce qui vient. Souvent, comme il n’y a pas vraiment de composition ni de perspective, ce sont des formes simplement alignées, à la queue leu leu ou affrontées. Il y a souvent des histoires de dévoration, d’engloutissement, de fornication, de poursuites, mais cela n’a rien de voulu. Avec le temps, je constate qu’elles surgissent moins souvent, moins spontanément, qu’il y a un effort plus grand à fournir pour leur laisser la possibilité d’éclore…

 

Les couleurs la nuit

Je trouve que les couleurs sont bien plus intéressantes le soir et la nuit : on pourrait parler, à propos de certains de mes monotypes et de certaines gravures de « ténébrisme » (il parait que le terme existe), d’un goût pour le « sombre-obscur » qui dilate les pupilles !

Pour mes estampes en couleurs j’effectue souvent d’innombrables passages, jusqu’à saturer complètement la surface, en me servant d’une certaine dose d’aléatoire et sans trop me préoccuper du repérage des plaques si bien qu’il peut y avoir de légers décalages.

C’est un peu comme si, pour un nu, je faisais une plaque pour le corps, une deuxième pour les sous-vêtements, une troisième pour la petite robe : pour les arbres, je vais faire les branches, les feuilles, le ciel, la verdure autour, les taches d’ombre, et je vais tirer tout cela dans le désordre. La plaque de bleu devient la plaque de jaune, qui devient plaque de brun, si bien que j’aurai, de la même image décomposée en quatre ou cinq plaques, une grande quantité de versions différentes, un peu comme dans le dub en reggae où on va se servir de la même plage de rythme basse-batterie sur laquelle on va superposer des bandes de guitare, d’orgue, etc., et en faire des versions différentes.

 

Dans l’atelier

La musique m’aide à ne pas trop réfléchir. Elle baigne l’atelier comme le bruit de l’eau ou du vent. J’écoute une musique assez syncopée, rythmique, qui me donne de l’allant, de l’élan. Je ne suis pas toujours animé par un feu sacré, et elle me fait un peu l’effet du thé ou du café ! Quand la tension nerveuse monte trop fort, je vais remplacer un be-bop échevelé par un west coast rafraichissant. À l’inverse, quand je suis vraiment dans tous mes états, je vais mettre carrément un rock’n’roll bien décapant. C’est une sorte de régulateur d’humeur.

Dans l’atelier il y a toujours du rangement, de l’organisation, du tri, du bricolage à faire, la logistique, ce qui maintient la tête hors de l’eau quand on ne sait plus où on en est et qu’on se perd. En principe, je ne suis pas un artiste très angoissé, je n’ai pas l’angoisse de la page blanche. Je travaille par séries. Je deviens très obsédé par un nu, une forêt, et je pousse la recherche formelle sur ce sujet avec un grand acharnement ; quand je suis arrivé au bout d’une série, je la pousse un peu plus loin, et quand vraiment je devrais m’arrêter parce que ce n’est plus raisonnable, je refais encore quelques tirages ; parmi ces tout derniers, il y en a quelques-uns de bons, voire de très bons.

Ce qui est important, c’est toutefois d’en détruire beaucoup. Dans la gravure, on ne sait pas nécessairement ce qu’on veut mais il faut savoir ce qu’on ne veut pas. Il y a une proportion non négligeable de choses médiocres, ou faciles, séduisantes, décoratives. Je n’ai rien contre l’art décoratif, mais parfois c’est vraiment trop mièvre, ou cela relève juste de l’illustration. On produit aussi à l’inverse parfois une image trop désagréablement obscure, vraiment inconfortable au regard. En général je l’élimine aussi. L’œil doit pouvoir se promener, se perdre sur un chemin qui peut être escarpé, rugueux, chaotique, puis se retrouver, suivre des lignes, des formes, et se poser tranquillement. Ce n’est pas la peine de se faire violence ou que ce soit tellement déstabilisant qu’on ne sache plus où se poser.

Cette façon de travailler avec l’aléatoire, qui pourrait devenir un signe de complaisance, doit être compensée par une grande sévérité dans le choix des tirages retenus. Il vaut mieux être trop sévère que pas assez, de sorte que ce qui reste compte.

 

Les images

Mon travail a d’abord commencé avec le tachisme et les « bestioles ».  Je me suis remis à en faire dans les années 2000.

En voici un exemple, avec de petits personnages qui sont venus tout seuls et que les gens rapprochent souvent des dessins de Michaux. C’est un travail délicat. Ils ont besoin d’avoir juste assez de mystère et juste assez de figuration. On peut raconter une histoire ensuite, mais ce n’est pas mon travail : l’histoire, pour moi, reste muette. Ce sont des allégories de mouvements intérieurs, d’émotions – des émoticônes, peut-être, ou des psychogrammes, comme les petits traits iconiques d’expression autour des personnages de bande dessinée.

Une œuvre importante pour moi a été la série « Talweg yoddle », car c’est à ce moment que j’ai franchi le pas vers des choses plus abstraites. J’étais en haut d’une colline, devant des prairies avec des rangées d’arbres, un chemin et la délimitation des champs – toutes choses que je suis le seul à voir dans le résultat final !

Puis il y a eu les « cavernicoles », façon de renouer avec mon tout premier travail, quand j’avais douze ans et que je projetais des petites bouteilles d’encre de Chine en faisant couler l’encre. C’est une recherche, une quête presque douloureuse pour trouver un équilibre entre le hasard et la main humaine. Je vois bien que, comme dans les travaux de Rorschach, l’œil ne peut manquer d’identifier dans ces taches aléatoires des formes familières, mais il est important pour moi qu’il n’y ait rien d’évident. Si une paréidolie trop évidente apparaît – une illusion d’optique qui fait associer une forme quelconque à un élément clairement identifiable, oiseau, cheval, etc. – je brouille à nouveau les choses, juste assez pour que le regard reste libre. Il y a des œuvres qui sont séduisantes au premier abord et dont on va se lasser ; je veux faire des gravures dont on puisse avoir longuement l’usage, qu’on puisse continuer à regarder en voyant de nouvelles choses et que tout ne soit pas dit une fois pour toute. Je veux laisser le champ libre – mais pas trop non plus ! J’essaie de suivre cette ligne de crête, en funambule.

Dans cette linogravure de la série « Les Cavernicoles », j’ai utilisé une grosse plume de rapace trouvée en montagne, à la nervosité formidable, qui permet de varier le trait en cours de route selon la manière dont on la tient. J’ai gravé en conservant les minuscules barbelures du trait. C’est une gravure dont je suis content parce qu’elle a gardé la fraîcheur du dessin. Je trouve que la fraîcheur est, dans tous les arts, la qualité première. La fraîcheur toute seule ne suffit pas, à moins d’être un génie – dans l’art brut on voit parfois une fraîcheur extraordinaire qui rend quasiment inutile le savoir-faire. J’ai moi-même longtemps dévalorisé le savoir-faire. Quand j’étais jeune, je m’insurgeais contre un travail « habile » – terme qui était pour moi vraiment très péjoratif ! Ce dont aujourd’hui je me méfie, c’est de l’art malin, de l’esbroufe.

Cette autre gravure présente l’intérêt d’alterner le travail en noir sur blanc, puis en blanc sur noir, puis en noir sur blanc, puis en blanc sur noir, de telle sorte que l’on éprouve, comme quand on regarde le damier d’un carrelage, un léger et assez plaisant vertige. J’ai nommé cette gravure « L’enchanteur pourrissant », parce que j’aime beaucoup Apollinaire, mais c’est à chacun de voir… Les titres viennent toujours a posteriori. On peut se promener dans cette gravure de façon plaisante, je pense, bien qu’elle ne soit pas très souriante.

Dans les travaux les plus récents, j’ai fait une cinquantaine de tirages d’une gravure en couleurs dont le titre est « Bluziana ». C’est un format de 34×42, ce qui est déjà pour moi plutôt grand, puisque mes plus grandes gravures sont de 70×50. Je travaille assis, et mon aire naturelle est le microcosme délimité par le cercle de lumière de ma lampe. Quand je travaille au-dessus d’un certain format – et là je suis vraiment à la limite – je me sens souvent obligé de redécouper les images. Il y a des sortes d’interdits, de tabous, de contraintes qui permettent de creuser plus profond, comme d’un fleuve dont le courant est plus fort quand il passe entre deux falaises et qui creuse alors plus profondément son lit. Redécouper un dessin ne me gêne pas du tout, alors que je m’interdis de retoucher à la main une estampe.

Pour cette série forestière, je n’ai pour la première fois pas travaillé d’après nature. C’est un arbre imaginaire. J’ai tellement regardé les arbres que je me suis dit que je pouvais bien me lancer sans en avoir un sous les yeux. J’ai superposé des écritures. Il y a cinq plaques, dont deux plaques de trait qui mêlent des graphies différentes, comme il y a des écritures rondes d’adolescente écrivant au gros feutre violet, des écritures d’écrivain névrosé, minuscules, illisibles, très penchées ou très pointues… Le résultat final reflète la façon dont je vois les arbres, qui ont un vrai caractère comme des personnages, mais sans que je les anthropomorphise. Dans la nature, il y a des endroits où l’on s’assoit et où ça vous pique les fesses, d’autres vraiment moelleux ; dans cette gravure il y a un peu des deux.

Je profite du long temps de séchage dû à la superposition des couches pour regarder les épreuves suspendues au plafond. Un regard furtif, du coin de l’œil, en passant, me permet parfois de les percevoir autrement. Je sais que je vais être amené à redécouper certaines de ces épreuves, pour lesquelles il me semble que le regard est distrait par des éléments inutiles ; on se rend compte que l’image atteint sa complétude quand on en cache une partie avec la main…

 

Poitiers, juillet 2017.

 

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